« LE TRAUMA COLONIAL » de Karima Lazali (éditions La découverte, 2018)

L’emploi du mot « trauma » indique que l’auteur de ce livre est psychanalyste. Elle exerce son métier à Paris et à Alger. Ce qui la met en bonne position pour que le livre remplisse le but indiqué par son sous–titre : « une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie ». La situation coloniale est double, colonisateurs et colonisés, cependant il n’y est jamais question de symétrie, et si Karima Lazali, dans ce livre en tout cas, ne s’intéresse aux effets du trauma que sur les ex-colonisés, c’est parce que la très grande difficulté d’être que ces effets comportent lui semblent particulièrement perceptible en Algérie, avec une évidence qui s’impose. Il s’agit d’une douleur, qui concerne le psychanalyste en tant que thérapeute et soignant, et aussi d’une opacité qui interpelle tout être pensant, surtout lorsque ses connaissances intellectuelles lui permettent de tenter une élucidation.
Karima Lazali ne se contente pas d’être psychanalyste (ce qui est déjà beaucoup), elle utilise ce savoir particulier au profit de l’histoire algérienne jusque dans ses aspects les plus contemporains (au-delà même de la tristement célèbre décennie) comme l’indique le sous-titre du livre, mais inévitablement en remontant jusqu’à d’autres beaucoup plus lointains qui font par exemple une bonne place à l‘ancêtre (officiel et mythifié) Jugurtha. S’agissant du « trauma » colonial, on imagine bien qu’une première partie de son livre se devait d’être consacrée à l’histoire coloniale, en fait une petite centaine de pages, tandis qu’une grosse centaine parcourt la période post-coloniale où se situent le plus grand nombre de paradoxes apparents et d’opacité. De bout en bout le livre prend appui sur des œuvres littéraires, pas moins d’une dizaine des grands romans de la littérature algérienne, parfois aussi connus (en principe !) que Nedjma de Kateb Yacine (1956), parfois moins illustres mais essentiels pour le propos du livre tels que Maintenant ils peuvent venir d’Arezki Mellal (2002) dont a été tiré un film. Cette diversité des matériaux qui constituent le livre de Karima Lazali permet au lecteur une sorte de respiration bienvenue car le sujet est souvent tragique et aussi de circulation entre un certain nombre de concepts récurrents dont certains sont sinon inventés du moins mis au point par l‘auteure en tant qu’instruments privilégiés de ses analyses.
En rapport immédiat avec le sujet du livre, l’un de ces concepts ou mots-outils est celui de « colonialité », emprunté aux études sur l’Amérique latine, mais parfaitement adapté à ce qu’a été la situation en Algérie, si on le complète et précise par le mot d’origine dialectale « hogra » dont Karima Lazali dit qu’il condense trois termes, humiliation, offense et mépris. On voit à quel point cette histoire convoque la force des sentiments ressentis et oblige en effet à entrer dans le psychisme des individus, pour l’analyste celui de ses patients. Mais le propre des concepts utilisés par l’auteure est qu’ils sont tous à la fois individuels et collectifs, ce qui est précisément la position complexe où elle situe sa recherche—et celle aussi du « trauma » qu’elle s’efforce, si on l’ose dire, de décortiquer, à force d’un travail patient, minutieux, attentif. Il faut dire que pour ce qui concerne le trauma, elle s’appuie sur le travail déjà ancien mais très précieux d’un des grands ancêtres de la psychanalyse, le Hongrois Sandor Ferenczi (c’est à Budapest que fut créée la première chaire de psychanalyse en 1918). C’est à lui qu’elle emprunte des idées très fortes et très éclairantes sur l’état de terreur, qui est autre chose que la peur ou l’angoisse et qui pour ce qui concerne l’Algérie est évidemment lié au terrorisme, celui des islamistes ou celui de l’Etat. Il s’agirait de situations dont les effets ne sont pas psychiques mais s’exercent directement sur l’organisme vivant c’est-à-dire le corps.
Cependant l’un des grands mérites du livre de Karima Lazali est que sauf exception, elle n’écrit pas pour les psychanalystes de profession mais s’efforce de rester lisible pour d‘autres, lesquels ne doivent donc pas se détourner du livre mais au contraire en tirer la riche substance en usant des moyens dont ils disposent. L’auteur ne procède pas par affirmations -démonstrations mais bien plus souvent soulève des questions dont il n’est pas sûr que quiconque puisse y répondre, leur grand intérêt étant de fragmenter en interrogations multiples ce qu’elle appelle au début de son livre « les paradoxes algériens « .

Finalement les formules les plus saisissantes de ce Trauma colonial sont aussi les plus simples, et celles qui rendent le mieux compte du désarroi parfois insoutenable des Algériens. C’est le cas d’une question récurrente dans l’emploi qu’elle en fait mais aussi dans la réalité sociale algérienne : « Qui tue qui ? » Elle est valable pendant les deux guerres que l’Algérie a traversées en moins d’un demi-siècle, la guerre d’indépendance et l’autre plus récente qu’elle appelle la guerre intérieure (1990-2000). De toute façon, le rapprochement entre ces deux guerres est un de ceux qui en appelle le plus au travail de l’analyste et les faits de réitération incontestables dans la seconde sont parmi les plus troublants. La distinction entre répétition et réitération est d’ailleurs très intéressante à cet égard, la réitération étant des deux la plus stérile voire la plus dangereuse. Globalement le livre de Karima Lazali est très sévère pour l’utilisation et la mythification de l’Autre colonial dans l’Algérie contemporaine, elle y voit une facilité et un piège :  » Il est plus simple de s’accrocher à la destruction causée par l’Autre qu’à celle causée par soi « . Mais ce renforcement de la puissance coloniale dont on fait une  » puissance infinie et inentamable » joue aussi comme un leurre, un refuge et une protection et tout se passe comme si les Algériens supposés libres ne souhaitaient pas vraiment se débarrasser du pacte colonial. Le livre se termine ou presque sur de très intéressantes analyses du phénomène de possession (qui permettent un ultime retour et hommage à Frantz Fanon). Quand l’ex-colonisé reste possédé (envoûté) par le fantôme du colonisateur, il n’est que faussement libéré.
Denise Brahimi

Le trauma colonial
Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en algérie (2018, éditions la découverte, Paris)

Le trauma colonial
Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (2018, éditions Koukou, Alger)

C’est en tant que psychologue clinicienne et psychanalyste que, dès 2002 (à Paris), et 2006 (à Alger), Karima Lazali entreprend une enquête clinique sur les incidences psychiques de la guerre civile qui a eu lieu en Algérie, de décembre 1991 à février 2002, opposant divers groupes islamistes aux forces de l’état. Ses travaux cliniques débouchent sur des conclusions « inattendues » : derrière le discours des sujets qui évoquent cette guerre, une autre guerre est encore présente et agissante, en palimpseste, celle qui a mis fin à 130 ans d’occupation coloniale par la France ; cette ombre portée produirait ainsi un brouillage dans les mémoires qui rendrait illisible et inaudible tout récit.
En 2006, lorsque Karima Lazali commence son activité d’analyste à Alger, les voix des analystes parviennent difficilement à se faire entendre en Algérie ; de nombreux intervenants canadiens se sont précipités pour tenter d’occuper le premier plan, en proposant des kits complets d’intervention post-traumatiques à efficacité rapide (élaborés sur un modèle comportementaliste). En réaction à cette offensive quelques initiatives , pour la plupart non institutionnelles, suscitent un élan d’espoir, auquel j’ai tenté de participer.
Lors de « l’année de l’Algérie » qui s’est déroulée en France en 2003, eut lieu à Lyon un colloque Franz Fanon organisé par le service de toxicomanie de l’Hôtel-Dieu de Lyon en partenariat avec l’équipe de toxicomanie de l’hôpital Franz Fanon de Blida. Ce colloque dont le thème était Toxicomanie et représentations avait pour dessein de réactualiser la mémoire de Franz Fanon dont les travaux confirmaient l’existence « d’un rapport de soutènement entre la langue et la collectivité » , ses propositions étant encore opérantes dans une clinique où l’incroyable de l’acte d’extrême existence posé par l’exil, la folie des déchainements traumatiques et le rappel incessant des maux du corps et des images internes peuvent tramer les paroles des sujets.
C’était aussi une manière de faire découvrir Frantz Fanon aux Lyonnais qui le méconnaissaient alors qu’il y a fait ses études de médecine puis sa spécialité de psychiatrie et de nombreuses publications . Son livre Peau noire, masques blancs, aurait dû normalement être sa thèse mais cela a été catégoriquement refusé par le professeur Jean Dechaume (hôpital Edouard Herriot). Frantz Fanon a ensuite suivi le conseil d’un assistant du service (Charles Geronimi ?) en optant pour un sujet plus académique Un cas de maladie de Friedrich avec délire de possession. Peu après sa soutenance de thèse, en 1953, il devient praticien hospitalier à l’hôpital psychiatrique de Blida et s’engage rapidement au côté des résistants algériens pour l’indépendance de l’Algérie. Il démissionne en 1956 en s’adressant à Robert Lacoste qui était alors ministre de l’Algérie. Dans sa lettre de démission, Frantz Fanon dit son refus d’assumer un rôle d’aliéniste Européen complice d’un pouvoir colonialiste répressif et son refus de participer à l’institutionnalisation du racisme, voici un passage de lettre : « Monsieur le Ministre, |…] La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que, placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Le statut de l’Algérie? Une déshumanisation absolue. Or, la partie absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi quotidien de l’homme était érigé en principe législatifs […] Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire. Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée ».

Ce long détour, qui m’a permis de donner la parole à Frantz Fanon, s’imposait, tant les travaux de Karima Lazali s’inscrivent, à mon sens, dans la filiation Fanonienne.
Après La parole oubliée (Editions Erès 2015), Karima Lazali, signe dans le trauma colonial son second ouvrage psychanalytique, co-édité en France par les éditions La découverte et en Algérie par les éditions Koukou. Entre les deux éditions il n’y a pas de différence de contenu observable mais des différences de forme : la représentation de la première de couverture renvoie pour chaque édition un message symbolique différent à décodage interne. On peut également noter que dans le sous-titre le signifiant « Algérie » est écrit avec une majuscule dans l’édition algérienne et en minuscule dans l’édition française, serait-ce un acte manqué signifiant ?
Les questions qu’elle y aborde ont fait l’objet de peu de travaux. Parmi les rares prédécesseurs, hormis Franz Fanon nous devons citer : Octave Mannoni et Edward Saïd ; tous trois ne faisant, à ma connaissance, guère l’objet de références pour les analystes français mais l’étant pour les littéraires, principalement ceux de la sphère anglo-saxonne et hispanique.
Pour mener l’enquête, Karima Lazali, ne s’appuie pas textuellement sur la parole des patients ; il n’y a pas trace de récits de patients, confidentialité oblige, sans doute aussi pour éviter tout mouvement de séduction analyste/analysant car comme on le sait les analysants s’empressent toujours de lire les écrits de leurs analystes. Mais on peut aussi penser que ce blanc vise à dépasser les histoires personnelles de chaque patient pour se concentrer sur la Grande Histoire ; celle qui a concerné deux nations qui à cette époque n’étaient pas séparées que par la Méditerranée. Son travail rend compte du temps psychologique nécessairement long que nécessite la perlaboration des souvenirs : pour que les restes de paroles déposées en surface évoquant la guerre civile récente puissent déterrer, à la faveur de multiples régressions formelles, les traces ensevelies dans la mémoire.
L’enquête « transdisciplinaire » courageusement menée par l’analyste Karima Lazali propose d’interpeller d’autres disciplines, principalement la littérature et l’histoire. Et ici l’enquête qui aurait pu s’avérer possiblement périlleuse parvient à atteindre ses objectifs : l’usage d’autres textes utilisés comme porte-voix, au lieu d’accroitre le pas de côté habituellement opéré lors de l’interprétation de textes littéraires ou lors de l’interprétation de récits d’analysants, contribue au contraire à le réduire.
Dans ce dialogue, avec les autres disciplines, voulu par l’auteur, l’écueil de ne pas être entendu par les interlocuteurs peut être évité à la condition que chaque protagoniste accepte de traduire les concepts analytiques freudiens utilisés par Karima Lazali en se les réappropriant ; réappropriation nécessaire tenant compte des contextes socioculturels en place comme l’indiquait Edward Saïd dans « Freud et le monde extra-européen ». La traduction opérée par Karima Lazali pour s’adresser aux autres disciplines nécessite une réciprocité.
Quelques exemples de traduction :
• L’analyste considère le patient comme étant actif « Dès lors que le patient parle, il devient actif, de victime il devient acteur de son histoire même si (et parce que) son discours est émaillé de plaintes, de douleurs, de sentiments d’anéantissement, d’exil etc. … »
• Pour l’analyste la mémoire n’a pas forcément un déroulement chronologique (correspondant au temps calendaire), le temps est anachronique et la circulation des souvenirs peut évoluer dans des allers et des retours. Certains historiens ont pu s’appuyer sur ce modèle de temps anachronique comme par exemple Nicole Loraux dans « La cité divisée » et que Karima Lazali cite dans cet ouvrage.

• L’analyste utilise une méthode d’enquête qui procède par inférence, avec une flèche du temps qui peut s’inverser en partant de l’actuel vers le passé

• Au contraire des autres sciences, l’enquête de l’analyste peut se réaliser dans les trois dimensions dans le même instant T.

Le courage de Karima Lazali est aussi présent dans son désir de s’adresser, au-delà des lecteurs spécialistes, à tous les lecteurs dans une langue à la fois audible, exigeante et singulière : « Une langue accessible aux deux sociétés ici et là » de part et d’autre de la Méditerranée. C’est ce qui expliquerait l’absence de recours aux travaux spécialisés sur la transmission psychique : pas de référence à Maria Torok et Nicolas Abraham, ni à Jeannine Altounian, ni à Alice Cherki…etc.

Son projet est aussi de contribuer « au passage [de ce savoir] vers le collectif » ; passage qui, malgré les nombreux travaux déjà réalisés par les historiens, n’aurait pas encore eu lieu.
Le recours à la littérature algérienne, de l’époque coloniale et de l’époque contemporaine, est utilisé « pour retrouver quelque chose d’un texte effacé pour sortir du brouillage mémoriel ». Cette lecture/écoute fait l’objet d’attention flottante (qualité exigée dans l’écoute analytique) d’où se dégagent des signifiants spécifiques de cette clinique post-traumatique. Parmi les signifiants lazaliens soulignons les plus singuliers : le trauma (et non le traumatisme, façon de souligner le paradoxe qui lui est inhérent avec un ordre de l’impossible à oublier, articulé dans le même temps avec un effacement) ; LRP qui est l’acronyme de langage, religion et politique ; les blancs…etc.

Le blanc est ici un signifiant récurrent : « le colonialisme a passé au blanc ce qui ne l’était pas » et a inscrit un trou, « résultat d’un ratissage symbolique qui continue d’opérer par forclusion ».
Et nous continuons de rêver que de ce « blanc assourdissant » à potentialité de paroles pourrait un jour, demain ? , surgir …
Fafia Djardem
Karima Lazali présentera le trauma colonial lors d’une conférence qui aura lieu le samedi 30 mars 2019 à Lyon, bibliothèque de la Part Dieu de 13H45 à 17H.

(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 29 de décembre 2018)