A Toulouse, le 14 mai 2019, lors d’une séance de lectures sur la littérature algérienne, nous avons présenté deux passages de L’art de perdre.

Pour l’héroïne, la génération de son grand père :

« J’ai envi d’une anisette », dit Mohand. Tous les deux se sourient pour la première fois de la soirée. Ils boivent l’alcool trouble à petites gorgées et sur le boulevard passent quelques voitures aux phares jaunes, de moins en moins nombreuses.

« Est-ce que tes fils sont des bons fils? » demande soudain Mohand.

Ali croit sentir sous sa grosse main la mâchoire de Hamid qu’il a giflé de ses forces restantes le mois dernier.

« Oui », finit-il par lâcher, presque surpris.

« C’est bien ».

« Je leur dit le contraire à longueur de temps ».

Il commande une nouvelle tournée et Mohand insiste cette fois pour payer. Il tire de sa poche des billets froissés.

« Mes fils ont droit à des appartements, à des prêts, à des emploi parce que j’ai pris le maquis pendant la guerre. Tout est facile. C’est ce qu’on voulait, non ? Qu’on choisisse un côté ou l’autre, ce qu’on voulait c’est que ça devienne facile pour nos enfants…

« Oui » dit Ali.

« Mes fils sont comme tous les autres : ils veulent partir en France, ou même en Amérique du Sud. Il parle de l’Algérie en tordant la bouche et ils ne donneraient pas une minute de leur temps pour améliorer ce qu’ils critiquent ».

Le serveur pose devant eux deux nouveaux verres au fond tapissé d’alcool blanc.

« C’est toujours moi qui parle », remarque Mohand en versant de l’eau dans le breuvage.  « Dis-moi quelque chose, toi. Moi je m’ennuie ».

Ali hésité et puis, tout à trac :

« Je suis devenu jayah. »

C’est la première fois qu’il avoue ce sentiment. Il sait que, si Mohand n’est pas un ami, il peut le comprendre. C’est comme cela qu’on désigne l’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’immigré qui a coupé les liens avec la communauté. Jayah, c’est la brebis galeuse. Celui qui n’a plus rien à apporter au groupe, qu’il s’agisse de la famille, du clan ou du village.jayah, c’est un statut honteux, une déchéance, une catastrophe. C’est ce que ressent Ali. La France est un monde -piège dans lequel il s’est perdu.

« Je ne suis plus fier de rien ».

« Est-ce que tu travailles mon frère? » demande Mohand avec une tendresse nouvelle.

Ali hoche lentement la tête :

« J’ai peur de perdre mon emploi à l’usine ». Il explique : Celui qui ne fait rien, qu’il taille au moins sa canne. Ce qui était possible au village ne l’est plus ici. Ici, il y a le chômage. Il y a les meubles que l’on jette sans les réparer parce qu’ils ne sont pas fait pour durer. Il y a la télévision. Celui qui ne fait rien la regarde. C’est comme ça, en France. Mais comment rester chef de famille lorsque l’on regarde la télévision aux côtés de ses enfants et de sa femme. Quelle différence y a-t-il entre soi et les enfants ? Soi et l’épouse ? La télévision et le canapé effacent les hiérarchies, les structures de la famille, pour les remplacer par un avachissement similaire chez chacun.

Au village, Ali avait gagné le droit de ne pas travailler. S’il ne touchez pas la terre, c’est qu’il était devenu trop important pour ça, Qu’il assumait désormais des fonctions purement représentatives de chef de famille et d’entreprise, ce qui n’était qu’une seule et même chose. Le repos qu’il prenait, c’était adossé à une maison dont il avait fait une maison pleine. Ici, il craint l’oisiveté parce qu’elle s’appelle chômage. Elle sera racornit dans une maison vide et elle est amère comme les feuilles du laurier rose.

Pour l’héroïne, l’islam et le catholicisme dans son monde moderne.

Naima est perturbée par le fait qu’Élise considère que  « les musulmans » forment une communauté invisible qui pourrait s’exprimer d’une seule voix et par la promptitude avec laquelle elle-même a pris leur défense, comme si, dans l’hypothèse que cette communauté existe, il était inévitable qu’elle en fasse partie ou du moins qu’elle y soit attachée, plus ou moins vaguement. Élise n’est d’ailleurs pas la seule à la renvoyer à ce double problème : la télévision, la radio, les journaux et les réseaux sociaux bruissent des mots «  les musulmans de France », une expression que Naima n’avais jamais entendu auparavant. Et lors des débats sur l’islam qui prennent avec la soudaineté d’un feu de forêt dans les conversations, il est fréquent que les participants se tournent vers elle à la recherche de son appui, de son opinion ou d’un éclaircissement. Tout en expliquant fermement que cette religion n’est pas la sienne (un descendant d’immigrés a aussi le droit à l’athéisme, merci), elle ne peut s’empêcher d’évoquer sa grand-mère ou ceux qui parmi ses oncles et tantes pratiquent l’islam, à différents degrés de rigueur. Les phrases de Mohamed lui reviennent alors : vos filles qui se conduisent comme des putes, elles ont oublié d’où elles viennent.[…] Elle se souvient de la curiosité qu’elle éprouvait, enfants, quand elle voyait [sa grand-mère] Yema prier. Celle-ci le faisait toujours de manière très discrète : elle s’éclipsait sans un mot et revenait quelques minutes plus tard. Naima n’a découvert ce qu’elle faisait qu’en ouvrant la porte de sa chambre par erreur. L’opacité du silence qui régnait dans la pièce l’a surprise. Yema était là, agenouillée, la face contre le sol sur le petit tapis de prière. Elle était juste de l’autre côté du lit et pourtant elle avait paru très loin à Naima.

« Qu’est-ce qu’elle fait, Yema », avait-elle demandé À Clarisse.

« Elle prie, ma chérie ».

Naima n’avait pas compris, en partie parce que la virgule lui avait échappé et que, pour elle, sa mère avait dit quelque chose comme :  « elle primachérie », un verbe donc elle ignorait le sens. Au retour de sa grand-mère, Elle avait insisté :

« Qu’est-ce que tu faisais, dis ? ». Yema avais répondu en arabe et Dalila avec traduit :

« Elle était avec son Dieu ».

Petite, Naima avait aimé la discrétion du rapport que Yema établissait avec Allah. C’était plus agréable que les messes auxquelles ses grands-parents maternels la traînaient parfois et où on lui demandait de parler à Dieu en public, dans une église froide, pendant trop longtemps. Ce que faisait Yema, c’était un peu ce que Naima faisait avec ses poupées, pensait-t-elle, un voyage vers des mondes imaginaires qui ne pouvait s’accomplir que dans le silence de la chambre. Elle se souvient d’avoir essayé de prier, elle aussi, après ça. Mais il ne se passait rien et elle a arrêté.

« L’ART DE PERDRE » d’Alice Zeniter (Flammarion, 2017)

(Analyse par Denise Brahimi, publiée sur le site de Coup de soleil Rhône-Alpes)

Toute tentative pour résumer brièvement L’art de perdre est vouée à perdre ( !) ce qui fait l’originalité de ce livre, revendiquée par son auteur. Risquons une phase comme celle-ci : C’est l’histoire d’une famille de harkis rapatriée en France en 1962 et vue sur trois générations : celle du grand-père Ali, celle du père Hamid, et celle de Naïma la narratrice du livre qui est en partie une figure de l’auteure elle-même (née en 1986 et donc âgée de trente et un ans au moment où elle écrit ce livre qui est son quatrième roman).
Dans cette présentation, seuls les détails qui concernent l’auteure sont purement factuels et peuvent être considérés comme relevant de l’information. Pour le reste, on ne peut rendre justice au livre—qui est de belle taille, 500 pages largement—sans expliquer ce qu’Alice Zeniter n’a pas voulu faire, avant d’en venir aux qualités originales et remarquables de ce qu’elle a fait. On peut certes parler d’une fresque historique, qui commence d’ailleurs bien avant 1962, par exemple au début des années 40 lorsqu’Ali s’engage dans l’armée française à l’âge de 22 ans et participe, notamment, à la tristement célèbre bataille de Cassino. Globalement et grâce à un découpage très clair en trois parties, les faits sont racontés de manière linéaire mais on comprend vite que cette trame n’est qu’un support (certes indispensable) pour que chaque situation vécue par les personnages soit analysée par l’auteure dans sa singularité individuelle. On serait tenté par exemple de dire qu’Ali n’est pas un harki selon la définition habituelle du mot, ce qui voudrait dire qu’il a servi dans une harka ou formation de supplétifs musulmans aux côtés de l’armée française, et notamment pendant la Guerre d’Algérie. Il ne l’a pas fait mais il est vrai qu’il a cru résolument au maintien de la présence française en Algérie, en dépit du combat indépendantiste mené par le FLN, dont certains comportements lui ont d’ailleurs paru inacceptables. C’était une erreur et le moment est venu où il courait grand risque de la payer au prix de sa vie et celle des siens—la seule solution étant alors de partir en France. Alice Zeniter fait à travers Ali le portrait du paysan kabyle aisé qu’il était devenu, dans le contexte villageois traditionnel qu’elle ne cherche pas à idéaliser, ni d’ailleurs l’inverse. Une partie de son art d’écrire consiste à ne pas porter elle-même de jugements (sinon subliminaux plutôt qu’explicites) mais à pousser ses lecteurs à la réflexion qui seule peut donner aux faits chair et épaisseur.
A la génération suivante, qui est celle des auteures de témoignages connus, tels que « Fille de harki » de Fatima Besnaci-Lancou (2005), ou « Mon père ce harki » de Dalila Kerchouche (2003), Hamid fils d’Ali est vu d’aussi près que peut l’être tout personnage d’un roman de formation soumis à une analyse aiguë, à la fois singulière et générationnelle.

On ressent chez Alice Zeniter une sorte d’intérêt passionné pour l’adolescence et l’entrée dans la vie de cet homme qui aurait pu être son père mais qu’elle recrée en grande partie par la fiction—ce qu’elle rappelle elle-même à divers moments. Il ne s’agit pas d’un document qui voudrait se tenir au plus près de ce qu’a été la réalité à force de recherches, d’enquêtes et d’entretiens, cette manière serait d’autant moins possible qu’elle fait du personnage d’Hamid un taiseux, qui à partir d’un moment a décidé en toute conscience d’éliminer l’Algérie de sa vie et qui ne reviendra jamais sur cette décision. L’auteure fait admirablement comprendre ce qu’il en est de cette vie, qui d’une part a été entièrement déterminée par un ensemble de faits historiques très lourds, mais qui d’autre part s’est réalisée à partir de l’affirmation personnelle d’une liberté. Hamid a senti, il a su que pour devenir un homme, il lui fallait se tenir à un indispensable rejet de l’Algérie, attitude dont on ne peut rien dire sinon qu’elle est aux confins de la contrainte et de la liberté. L’empathie de la narratrice pour le personnage d’Hamid le rend pathétique, non sans que soit maintenu une certaine distance qui préserve son goût du silence et de toute manière son ou ses choix.
A la fois narratrice et personnage de cette histoire, Naïma qui est le double d’Alice dans la fiction, évite par cette ambiguïté le rabattement sur l’autobiographie. On sent à différents moments du récit que son rôle est annoncé et qu’elle porte une responsabilité particulière dans le rapport entre réalité et fiction mais c’est à sa place et à sa génération, en tant que personnage, qu’il lui appartient de faire ce retour en Algérie différé voire impossible pendant les deux vies successives de ceux qui l’ont précédée. Retour d’ailleurs ponctuel et incertain dans sa signification ou dans ses suites éventuelles, l’auteure s’opposant à ce qu’on y voit une sorte de dénouement attendu. Les raisons de ce retour sont en grande partie aléatoires : fidèle à la caractéristique si intéressante de son roman, Alice Zeniter donne le sentiment que sans doute, un jour, il devait avoir lieu, mais que sans doute aussi les faits finalement restent anecdotiques et sans vraie conséquence.
C’est autour d’un personnage d’artiste, peintre d’origine algérienne ayant vécu en France, que se centrent et se formulent les réflexions de Naïma à la suite de son voyage. L’art de ce peintre, tel qu’elle l’analyse, est sa manière à elle d’aller au plus profond de ce qu’elle perçoit dans l’algérianité, diffuse et pourtant présente dans sa famille paternelle. De sa mixité qu’elle revendique et qui lui plaît, l’algérianité est la partie la plus secrète voire mystérieuse et occultée (en tout cas par Hamid). L’impression complexe et forte qu’on retient du sentiment de Naïma à cet égard est que d’une part elle mesure le poids de souffrance qui en est résulté pour des êtres que l’imagination créatrice lui rend consubstantiels et profondément intimes, mais que d’autre part tout est à construire par elle et par elle seulement de sa propre vie, qui pourrait très bien ne pas être déterminée par cela.
Il est rare qu’Alice Zeniter se laisse aller à des réflexions explicites sur le sens de la vie, le rôle qu’y jouent les appartenances ou les événements. Mais beaucoup plus subtilement elle fait sentir que c’est le sujet dont elle traite et auquel on n’échappe pas.