« CIAO GLIBETTES ET POULES SUSSEX » de Frédérique Olivier-Ghauri, (Entreprendre Editions : Elix, 2018)
Ce livre porte un sous-titre assez inhabituel : Roman historique autobiographique dont on se dit après coup qu’il donne une idée assez juste de son contenu et des intentions de son auteure. Ce qui s’explique par le fait qu’il s’agit d’une autobiographie élargie à une famille tout entière. Le point de départ de l’auteure n’est pas elle-même mais plutôt sa mère dont l’histoire en effet est assez surprenante voire énigmatique pour que sa fille ait eu la volonté d’en comprendre le sens. En effet cette mère, appartenant à une famille de colons français en Tunisie, a quitté en 1958 le pays devenu indépendant, mais elle y est retournée finalement après près de 60 ans et c’est là qu’elle a voulu finir sa vie, comme elle l’y avait commencé.
Cependant la mère de Frédérique, dont la vie est très peu évoquée, n’est que le personnage final d’une longue suite de générations qui commence plus d’un siècle auparavant, lorsque les plus lointains ancêtres dont il sera question quittent leur pays l’Allemagne (Oberbergen dans le Grand Duché de Bade) pour aller non pas certes chercher fortune en Algérie mais beaucoup plus modestement pour tenter d’y trouver les moyens de la plus élémentaire survie. Après quoi le parcours de cette famille se développe géographiquement en trois parties, évoquées par celles du livre qui se passe successivement en Algérie, en Tunisie et en France.
S’agissant d’une famille qui à l’origine est venue d’Allemagne et qui s’est associée assez vite avec des représentants de l’immigration maltaise en Algérie, on fait le constat de la grande diversité ethnique qui caractérise les colons dits français venus s’établir au Maghreb. On se dit que celui-ci a au moins un peu fonctionné comme le « melting pot » dont on parle à propos du peuplement des Etats-Unis d’Amérique. Avec cette différence que les indigènes qui vivaient sur les terres d’Amérique où se sont installés ces immigrants ont été globalement éliminés (le mot est un euphémisme) tandis que les indigènes d’Algérie et de Tunisie ont finalement réussi à récupérer les terres dont ils avaient été spoliés ! Une différence de taille, d’autant que l’auteure de ce livre rappelle plusieurs fois le péché originel qu’a été cette spoliation et l’inconscience avec laquelle l’ont pratiquée les gens de sa famille, jusqu’à la génération de sa mère semble-t-il.
Cependant le livre de Frédérique Olivier-Ghauri ne se présente pas comme une mise en accusation ni d’ailleurs comme un acte de contrition, il ne s’agit pas d’une réflexion politique, et le retour en arrière sur ce qui appartient désormais à l’histoire relève plutôt de ces généalogies familiales si fort à la mode aujourd’hui. S’il y a bien un sentiment fort qui s’en dégage, et qui est de l’ordre de la consternation, il est inspiré par l’effroyable mortalité qui a marqué ces premières générations. Le nombre d’enfants morts en bas âge est absolument considérable, sans parler de leurs mères qui souvent ne leur ont survécu que de très peu. La cause en est évidemment la rudesse des conditions de vie, la rigueur extrême du climat, l’impossibilité d’une hygiène même sommaire et l’absence totale de médecins et de médicaments. Il est impossible de ne pas être bouleversé par ce qui apparaît comme un véritable massacre, impossible aussi d’oublier que tel a été le prix à payer pour une prise de possession qui a changé de sens lorsqu’elle est devenue progressivement une forme d’exploitation égoïste et une criante injustice. Il est vrai que l’auteure est beaucoup mieux renseignée sur la partie tunisienne de l’histoire familiale que sur ce qui a précédé. Pour l’essentiel, la famille a vécu alors dans le petit village de Eddekhila, proche de Tebourba. Il lui a été beaucoup plus facile de récupérer des renseignements et des témoignages sur ce deuxième temps historique que sur tout ce qui a précédé.
Il semble bien que dès cette époque personne ne savait l’origine du nom bizarre omniprésent dans les archives familiales : « Wursthorn », nom évidemment allemand que portait Wendelin, le premier émigré de la famille, arrivé en Algérie au mois d’août 1853 et d’ailleurs tout à fait ignorant lui aussi de ce que pouvait bien être ce pays dans lequel il débarquait. Que les voyages forment la jeunesse est tout à fait certain mais qu’ils l‘instruisent est beaucoup moins évident. Il est clair que dans ce cas, l’urgence des tâches à accomplir a longtemps enfermé les colons dans le repli sur soi. Les choses commencent à changer lorsque la vie quotidienne devient plus facile ou en tout cas moins dure. On a dans le livre l’exemple d’une femme de la famille qui à partir des années 30 du siècle dernier a pu se forger une personnalité originale et relativement ouverte sur son environnement. Il s’agit de Paulette, la grand-mère de l’auteure, qui vivra jusqu’en 2010, et on peut supposer que sa propre mère, fille de Paulette, l’a aidée à composer ce portrait original.
Le lecteur, lui, est aidé à comprendre et à imaginer par un nombre important de photographies, plus ou moins bonnes mais qui forcément le deviennent de plus en plus au fil du temps. Certaines d’entre elles sont commentées de façon tout à fait judicieuse et amusante par la narratrice du récit qui prend appui sur ces images pour faire revivre concrètement le passé. La période du retour en France, après la fin du Protectorat, est loin d’être présentée comme la plus facile ou la plus plaisante à vivre, tant il est vrai que les ex-colons tunisiens n’avaient eu aucun rapport auparavant avec la partie albigeoise de la famille (d’où venait Yvon, mari de Paulette), et qu’ils n’ont eu aucune bonne raison de se sentir accueillis dans ce Tarn inconnu sinon hostile, en tout cas éloigné à tous égards du monde méditerranéen.
Il est intéressant que ce livre nous fasse connaître certains de ceux qu’après 1962 on a appelés les rapatriés, car si beaucoup d’entre eux ont maintenant raconté leur histoire et celle de leur famille, c’est généralement sinon toujours de rapatriés d’Algérie qu’il s’agit. Frédérique Olivier-Ghauri s’est aidée du travail d’un historien tunisien, Slim Jemaï, et elle fait référence à un cinéaste bien connu, Férid Boughédir, dont les films, en effet, portent témoignage sur la période dont elle parle elle-même. Profitons-en pendant qu’il existe encore des témoins pour nous en transmettre le souvenir.
Denise Brahimi

(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 29 de décembre 2018)