La revue Esprit a publié en janvier 1995 un numéro spécial « Avec l’Algérie ». Il a été au moins partiellement coordonné par Gilbert Granguillaume. Celui-ci est né en 1932. Après 1954- 1956 (son service militaire en Tunisie) il est enseignant, étudiant les langues arabe et berbère et l’anthropologie : la Kabylie, Bykfaia et Beyrouth, Sidi bel Abbès, Oran, puis Paris à partir de 1973.En 1992- 1994 il est conseiller culturel adjoint à l’ambassade de France à Alger.

Si nous avons retrouvé ces textes, c’est grâce aux livres récents de Jean Birnbaum http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1377 et http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1903 sur les relations entre la politique et la religion en France.

L’article de tête du N° d’Esprit « Comment a-t-on pu en arriver là ? » (p 12-34) mérite d’être lu en entier. Voici quelques extraits du début de ce texte de Grandguillaume :

Un constat initial s’impose : en Algérie, tout n’a pas commencé cette année [1994], ni en 1991, ni en 1988, ni avec l’émergence du mouvement islamiste. Les faits qui ont entraîné la situation actuelle sont bien antérieurs. Seulement, il était bon ton de ne pas les voir. L’Algérie était devenue indépendante en 1962, la question était désormais sacrée : respecter la souveraineté des nations, ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures, assumer notre culpabilité dans la colonisation et la guerre d’indépendance. Pendant des années, surtout à gauche et chez les libéraux, il n’a pas été possible d’aller au-delà. Et pourtant…

Qu’en était-il depuis le début de ces questions qui nous paraissent à juste titre si importantes aujourd’hui : La démocratie, les droits de l’homme, les libertés publiques, la liberté d’expression,  la liberté de se réunir, de s’organiser en association, en syndicats ? […]

A la suite d’un séjour prolongé que j’ai effectué en Algérie [1992-1994], je garde l’impression d’une société qui ne s’est pas autorisée à être elle-même. C’est ce que je voudrais expliquer maintenant, mais pour le faire comprendre d’emblée, j’invente un petit apologue : « Une famille algérienne de paysans, qui vivait depuis des générations sur le domaine possédé par un colon, a, à la suite de la libération, pris possession de sa terre. Elle est maintenant chez elle dans tout ces beaux bâtiments, mais le colon est toujours là : discret, il ne dit rien, il intervient en rien, il serait même sympathique, mais il est là : de ce fait on n’ose pas parler arabe, on n’ose pas manger avec les doigts, on n’ose pas abattre certains hangars, on n’ose pas faire d’autres cultures, on a pas idée de faire autrement qu’il ne faisait, on n’ose pas pratiquer certaines magies, on fait ses prières discrètement. Bref apparemment il n’est pas gênant, mais si un jour ce regard permanent s’absentait pour de bon, quel soulagement : c’est seulement en ce moment qu’on se sentirait chez soi en Algérie… »

Pour continuer le même apologue : « Au début le colon était seul « hôte ». Puis quelque temps après, des Algériens sont venus, habillé comme lui : costumes, cravates, parlant français, buvant de l’alcool, gens d’autorité. Envoyés par le baylek[c’est à dire les gens du Bey, ou le pouvoir central] pour contrôler la gestion des comptes et assurer la direction des domaines des colons, ils sont certes des Algériens, mais très ressemblants aux Français. Au début ils étaient simplement désagréables parce que étrangers à la région et agents d’une autorité externe. Puis on s’est aperçu qu’ils profitaient de leur position pour être arrogants, pour détourner des fonds, pour s’octroyer des avantages, sans par ailleurs compenser ces inconvénients pas une compétence particulière. C’était bien le gouvernement de l’indépendance, mais cette famille ne se sentait toujours pas chez elle. De plus, ils représentaient un modèle étrange : était cela l’Algérien nouveau ? »

L’article réfléchit sur cette Algérie : Qu’est-ce que la loi et la légitimité ? l’enseignement de l’histoire ? les paysages ? les langues ? la politique et ses racines anthropologiques ? la femme et son statut ? le rapport à la France ?

Parmi une quinzaine d’articles dans ce n° de la revue, soulignons la présence de Benjamin Stora, Nabile Farès, Abdelwahab Meddeb, Mohamed Harbi, Paul Thibaud, Pierre Vidal Naquet, Stéphane Hessel… Signalons quelques points importants dans le dialogue enregistré de Thibaud et Videl Naquet (p. 142- 152) : « Cette différence entre la manière dont un peuple était vu, dont ses élites propres le concevais et la réalité de ce qui se tramait en dessous explique la rupture brutale entre l’Algérie et ceux qui en France avaient milité pour son indépendance : il y avait eu erreur sur l’objet. Mais le pire peut-être, c’est qu’il s’agissait d’une erreur relative. L’Algérie que nous connaissions, celle pour laquelle nous combattions, elle existait quand même : c’était l’Algérie de Mohamed Harbi et d’Aït Ahmed, celle qui souffre actuellement, c’est celle que beaucoup en Algérie veulent marginaliser ou détruire. Il est apparu rétrospectivement qu’elle n’était peut-être que l’équivalent d’une minorité maronite. […]

Il faut bien le dire : après l’anarchie de la période Ben Bella, le projet de la sécurité militaire a pris corps avec Boumediene. L’Algérie était un pays où les gens avaient peur depuis longtemps et où la peur règne encore aujourd’hui.

Ce texte est précédé de la reprise d’un texte de Grandguillaume, publié treize ans plus tôt dans Islam et politique au Maghreb(collectif), PUF.

L’islam en Algérie

La particularité du rôle de l’islam en Algérie est que, s’il y’a constitué un pôle permanent d’identité, il n’y a légitimé aucune institution.

Le poids du passé.

L’Algérie est un pays qui a été totalement déstructuré par la colonisation : populations déplacées, spoliées de leurs territoires, cadres traditionnels détruits, langues et cultures niées. À cette action de destruction massive, la religion musulmane a échappée ; mieux c’est elle qui a constitué le pôle de résistance. Si, dans les milieux cultivés, une certaine adaptation a pu être faite à la culture dominante, et au monde moderne qu’elle apportait, pour la majorité de la population, l’identité propre n’a été préservée qu’au prix d’un refus global de l’apport étranger, dans un repli sur un islam figé dans ses formes les plus traditionnelles.

C’est cette situation que la guerre de libération a mise en valeur. Elle fut engagée par les éléments politiques les plus pénétrés de ce refus. La bourgeoisie algérienne fut écartée du pouvoir réel, même quand elle y était apparemment associée, comme dans la mise de Ferhat Abbas à la tête du GPRA. Dans l’immensité du territoire algérien, l’idée de libération fut transcrite dans le langage de la guerre sainte, du Jihad, de la lutte contre les mécréants pour la restauration de l’islam. Cet appel à l’identité islamique fut entendu parce qu’il était le seul à pouvoir l’être.

Cependant, à la tête du mouvement, les lunettes intestines pour le pouvoir faisaient passer celui-ci progressivement des maquis aux politiciens de l’extérieur, puis de ces politiciens à l’armée des frontières. En juillet 1962, la révélation publique de ces conflits internes fut un scandale pour la population algérienne, et fit perdre toute crédibilité à des chefs qui ne s’imposaient plus que par la force militaire : Ben Bella en 1962 et Boumedienne en 1965.

La conséquence en est que jusqu’à aujourd’hui, aucun homme, aucune institution n’apparaît comme légitime, c’est à dire comme pouvoir reconnu. Le problème du pouvoir en Algérie est celui de la quête de cette reconnaissance, de cette légitimation. Dans la situation concrète, il ne peut la recevoir que de l’islam. C’est à ce point précis que se situe le nœud des rapports entre l’islam et politique en Algérie.

L’évolution du rapport islam- politique

Le manque de liens de symbolisation du pouvoir, de repères de légitimité, de centre unificateur, fait que la diversité, partout existante, apparaît en Algérie comme une menace d’éclatement. Les détenteurs du pouvoir ne peuvent faire face à cette menace que par une rétractation jacobine, percevant toute différence comme agent de désintégration. Cette attitude se révèle au grand jour dans la façon dont est traité le problème berbère. C’est du côté de l’islam, et de son associé la langue arabe, que le régime tente instinctivement de trouver les appuis qui le feraient reconnaître de l’opinion […]

A l’époque de Ben Bella, en dépit des professions de foi islamiques assidûment répétées, c’est un type de société occidental qui était mis en place. Les convictions progressistes Ben Bella le détournaient de s’appuyer sur un courant islamiste trop marqué de traditionalisme social. Après le coup d’état 1965, ce courant eut une place privilégiée et, de ce fait, put mettre en place une politique d’arabisation, principalement axée sur l’islam. À partir de 1972, Boumediene s’appuya davantage sur les courants progressistes, dans le cadre de la révolution agraire notamment. Il sentit alors peser le poids de la réticence des islamisants à la mise en œuvre du socialisme. Aussi tenta-t-il de relier la mobilisation non plus à l’islam, mais à la nation. Ce changement lui aurait permis de faire bénéficier l’État de la légitimité que pourrait lui conférer l’islam, par le biais de la langue arabe. Cette tentative était en cours de réalisation lorsque Boumediene fut atteint par la mort. Ses successeurs n’ont pu, jusqu’à présent, bénéficier de cette reconnaissance […]

Pour le moment les autorités tentent de s’appuyer sur la politique d’arabisation, ce qui ferait dériver sur l’État la légitimité dont l’islam est dépositaire. Mais cette politique trouve dans le pays de telles résistances, souvent d’ailleurs adressées au pouvoir en tant que tel, qu’elle ne peut réaliser l’adhésion collective qui serait l’amorce d’un consensus politique. En l’état présent, l’Islam est donc amené à assumer la fonction de suppléance de pôle d’identité qu’il a eu durant la colonisation, et durant la guerre d’indépendance, en l’absence d’une institution légitime du pouvoir.

C’est pourquoi l’islam conserve en Algérie ce caractère traditionnel, c’est la raison pour laquelle aucun consensus ne peut être trouvé autour de problèmes clés tels que celui du code de statut personnel, ou du code de la famille. La carence symbolique du pouvoir en Algérie conduit l’islam à servir de pôle d’identité sans pouvoir conférer de légitimité à aucune structure politique. Il reste ainsi disponible pour des actions fractionnelles multiples susceptibles de le revendiquer et de l’utiliser.