, « ATLAL » du réalisateur Djamel Kerkar 2017

Atlal est certainement le film le plus novateur d’un nouveau cinéma algérien qui fait une place essentielle à la recherche de ses moyens d’expression , alors même qu’il appartient à la catégorie du cinéma engagé, ici engagé dans la dénonciation de l’horrible décennie noire mais aussi de l’incroyable abandon dans lequel vivent encore ceux qui à l’époque en ont été victimes. Cette très brève présentation suggère déjà la complexité de ce que le cinéaste veut dire ou plutôt montrer.
Son projet pourrait passer pour intellectuel ou conceptuel. Il l’explique à

partir du mot « atlal » dont il a fait le titre de son film et qu’on pourrait traduire par traces, si ce n’est qu’il s’agit de traces particulières qui ne se mettent à évoquer le passé auquel elles ont appartenu que si on leur consacre une sorte de contemplation à la fois intense et distanciée. Il y a beaucoup de subtilité dans la mise en place de telles conditions de travail, Kerkar ne demande pas forcément qu’on le comprenne avec précision mais il faut évidemment que le public ressente une différence avec ce que serait une narration ordinaire d’événements appartenant à un passé plus ou moins proche.
Pour ce réalisateur, sans aucun doute hanté par les monstrueux ravages que la décennie noire a causés, le problème est de suggérer ce qu’il en a été, et ce qu’il en est encore aujourd’hui (et ce deuxième point n’est pas le moindre de la tragédie) à travers des absences et des vides, des objets et des êtres presque entièrement détruits. Quiconque connaît l’Algérie sait à quel point les étendues de gravats et les matériaux pour maisons inachevées font partie des paysages omniprésents dans ce pays. Pour les paysans s’y ajoutent par milliers des arbres fruitiers qu’ils avaient plantés et entretenus mais qui n’ont pu résister à la volonté systématique de destruction. Où trouver la force de tout recommencer ? Djamel Kerkar nous engage à deviner en partie ce que serait, peut-être, une vie qui reprendrait malgré tout, mais dans des conditions incroyables de précarité, aussi fragiles que l’installation de cet homme monté sur deux moellons et une planche pour tenter de bricoler une fenêtre de sa maison.
Mais naturellement c’est surtout sur les êtres humains que les traces du gâchis sont les plus consternantes et à cet égard, le déroulement du film évolue de plus en plus vers une vision poignante de ce qu’il en est. L’un des personnages qu’il nous donne à entendre longuement est un jeune homme du village dont on comprend qu’il est lycéen mais qui en fait met tout son espoir dans la fuite vers n’importe quel pays, fût-ce la misérable Somalie, plutôt que de rester dans son propre pays par lequel il se sent abandonné et humilié. Il est évident que ce garçon vit dans une ignorance totale du monde comme il est et ne mesure pas son manque du moindre atout pour y faire son chemin. Pathétique, la confiance qu’il met ou qu’il veut mettre dans son blouson chic et ses lunettes de soleil à la mode pour être reconnu (où et comment ?), fût-ce après quelques mois de prison (pourquoi ?) et tribulations du même ordre ! Pour le spectateur, ce n’est pas un rêve mais un cauchemar.
Pourtant est plus pathétique encore le spectacle de cet homme qui a vraiment servi aux côtés des militaires contre le terrorisme et qui en a gardé un traumatisme insurmontable, tant physique que moral. Devenu mutique ou presque, le seul mot qu’on lui entend prononcer parfois est « mes enfants ». Mais manifestement les enfants sont loin et des obstacles insurmontables l’empêchent de les rejoindre.

Rien de tout cela ne nous est dit sous la forme d’une narration à laquelle le réalisateur mêlerait explicitement ni même implicitement sa propre analyse des faits, nous incitant à en dégager la nôtre. Tout ce que nous retenons du film, et c’est énorme, nous est donné à deviner grâce à ce procédé très particulier de « l’atlal » par lequel il a voulu définir son film.
C’est pourquoi il nous faut revenir à ses propres propos et à un long entretien qu’il a donné pour s’en expliquer. On jugera du caractère très brillant de ce jeune réalisateur et de l’originalité de son projet en réfléchissant à la formule qu’il emploie pour en parler : « Atlal n’est pas un lieu de mémoire mais raconte les mémoires d’un lieu ».
Au-delà du jeu de mots, Djamel Kerkar a donné corps à son projet par un certain nombre de procédés qui consistent notamment dans la juxtaposition de temporalités multiples, entre lesquelles il y a des tensions contradictoires : « Je n’ai pas réalisé mon film tout de suite après les années 90 mais vingt ans après la destruction du village qui comporte plusieurs trajectoires. Le film est donc fait de ces deux trajectoires : des ruines quasiment cachées, que personne ne va voir, ou ne veut voir, et de ces constructions de gens qui veulent revenir, reconstruire, replanter, juste à côté. Il fallait que je donne à voir ces deux choses. C’est ce contre-balancement qui donne la substance du film.
On comprend par là qu’il ne s’agit pas d’un retour sur le passé à vision documentaire, ni d’ailleurs du gommage de ces mêmes événements, mais d’une sorte de mixage qui fait qu’on sent constamment le passé à travers le présent sans que ce soit sous la forme d’évocations explicites.
Le spectateur en retire le sentiment qu’il a affaire à un réalisateur très maitre de son art et soucieux avant tout d’affirmer une position originale, qui fait assurément de lui un novateur et non un héritier.
Denise Brahimi