« KHALIL » roman de Yasmina Khadra, , Julliard, 2018

C’est le dernier roman de cet auteur algérien connu et apprécié du public, et il met en valeur, de manière exemplaire, les qualités d’écrivain qui expliquent ce succès. Il y a pour commencer une manière d’aborder frontalement les grands problèmes sociétaux de notre époque, et en particulier les ravages exercés depuis quelques années par le terrorisme islamique. Khalil est un jeune Musulman d’origine marocaine qui vit à Bruxelles, dans le tristement célèbre quartier de Molenbeek, c’est lui le narrateur du livre et le moins qu’on puisse dire est que l’auteur ne perd pas de temps pour aborder le sujet qu’il veut traiter, comme on peut en juger par cette première phrase : « Nous étions quatre kamikazes ; notre mission consistait à transformer la fête au Stade de France en deuil planétaire ». De cette phrase comme de l’ensemble du livre on peut dire qu’elle est exemplaire, par sa précision claire et nette et son efficacité. Tout dans Khalil est d’une très grande lisibilité, jamais l’auteur ne dévie vers quelque digression que ce soit qui l’éloignerait de son sujet et si l’auteur est amené quelquefois à s’interroger sur les faits, c’est que des actions hautement clandestines comme celles dans lesquelles Khalil se trouve engagé ne peuvent être entièrement et constamment expliquées à un exécutant comme lui, qui se doit de faire confiance à ses supérieurs. Cependant on le suit dans tous les épisodes de son parcours et on en sait autant que lui. Les autres personnages principaux du livre ne présentent pas non plus d’ambiguïté, ce sont les deux amis d’enfance de Khalil, Driss et Rayan, dont il va s’avérer que les choix de vie sont complétement différents l’un de l’autre, quelques membres de sa famille dont ses deux sœurs, celle qu’il aime et celle qu’il n’aime pas, et le très petit nombre de gens auxquels il a affaire pour l’organisation d’actions terroristes que Yasmina Khadra puise dans la réalité, comme on l’a vu dès la première, qui est datée du vendredi 13 novembre 2015, lui aussi tristement célèbre. C’est la manière qu’a cet écrivain d’aller résolument à l’essentiel, il n’est pas de ceux qui brouillent les pistes pour égarer le lecteur, bien au contraire ; et si l’on ose dire familièrement, il ne « tourne pas autour du pot ».
À quoi on peut ajouter qu’il n’y a pas non plus de doute sur sa position à lui, Yasmina Khadra à l’égard du terrorisme, que sans le moindre doute il rejette absolument. On sait d’ailleurs qu’en Algérie, pendant la terrible décennie noire, il a participé à la lutte implacable menée par l’Etat, c’est-à-dire par l’armée, contre les attaques meurtrières des islamistes. Il ne faut pas imaginer un instant que son but pourrait être de susciter chez le lecteur la moindre sympathie à l’égard des agissements islamistes, ni même à l’égard de leurs discours d’accompagnement. Si d’ailleurs il y avait une telle intention, le livre et l’exploit littéraire de Yasmina Khadra serait beaucoup moins remarquables et intéressants qu’ils ne le sont car leur force étonnante vient de se situer entièrement, d’un point de vue narratif, du côté de Khalil le kamikaze tout en maintenant une totale extériorité à l’égard de l’engagement qui est le sien. Il y a une sorte de paradoxe dans ce parti-pris d’écriture, alors même que selon toutes les impressions précédemment évoquées, ce livre paraît parfaitement simple. Simple pour être à la portée du plus grand nombre de lecteurs —et en ce sens on pourrait presque parler d’une appartenance à la catégorie du roman populaire —fait assez rare dans le monde francophone où la littérature est au contraire le plus souvent sophistiquée. Mais simple ne veut pas dire simpliste, et l’on est frappé au contraire par la volonté de comprendre en profondeur, sans recourir à la langue de bois, et d’être de bonne foi.
Nous vivons dans un mode qui a diabolisé le terrorisme islamiste, ce qui est d’ailleurs tout à fait favorable aux desseins de ses suppôts, puisque comme le mot l’indique il s’agit de provoquer la terreur et de plonger autant de gens que possible dans une panique qui ne peut manquer de les rendre vulnérables. La diabolisation a pour effet d’annihiler les défenses naturelles, là où la seule attitude efficace est précisément celle de Yasmina Khadra, c’est-à-dire de raison garder : comprendre dans ce cas ne signifie évidemment pas reconnaître une validité, mais débusquer au contraire les causes d’une illusion mortifère et meurtrière. Ne pas se dérober devant la menace, qui est avérée, mais au contraire la regarder en face et surtout voir d’où elle vient.
Cette mise à jour volontaire et insistante fait partie des qualités littéraires de Yasmina Khadra ; la frontalité dans l’approche des problèmes, qui se manifeste comme on a vu dans sa manière de raconter l’action, caractérise aussi de nombreux passages plus réflexifs où il n’hésite pas à expliquer comment Khalil en est arrivé là. Et naturellement pas seulement lui, mais combien d’autres qui pour des raisons plus ou moins similaires sont aussi vulnérables, d’une consternante et pathétique fragilité. Ce qui est remarquable dans la façon de faire de Yasmina Khadra et qui force l’admiration est qu’il évite à peu près tous les pièges. Même si c’est un peu de cela qu’il s’agit, il ne s’agit pas pour lui de nous expliquer doctement que tout cela est la faute de la société, discours culpabilisateur surchargé de clichés. Ce que cherchent ces garçons particulièrement exposés à la tentation du terrorisme est évidemment ce qu’ils n’ont pas pu trouver dans leur vie antérieure, c’est pourquoi il vaut mieux parler de compensation et de demande inassouvie, plutôt que de revanche, de fanatisme et de goût de la violence. Yasmina Khadra évite aussi toute espèce de compassion et d’empathie, il n’essaie pas de prendre ses lecteurs par les sentiments et on lui en est extrêmement reconnaissant. Peut-être faut-il se souvenir qu’il a vu le terrorisme en acte, quand il était dans l’armée, pour mieux apprécier cette sorte d’impartialité dépourvue de sentimentalisme dont il fait preuve à l’égard de ses personnages. Son problème n’est pas de les aimer, ni d’ailleurs de les juger, mais de dégager une vérité, humainement assez simple, du fatras des idées reçues. Nous ne devrions sans doute pas en être étonnés, mais si nous le sommes, c’est parce qu’il y a peu d’écrivains qui conçoivent leur tâche avec cette honnêteté.
Denise Brahimi

Yasmina Khadra vient également de publier, sous le titre « Le Baiser et la morsure » (Bayard 2018 ), un livre d’entretiens avec la journaliste Catherine Lalanne. De manière émouvante, il y explique son engagement dans l’écriture par le traumatisme qu’il a subi en 1964, à l’âge de 9 ans. C’est à cette date que son père l’a arraché à l’environnement familial pour le mettre à l’Ecole des cadets, l’engageant ainsi dans une longue (36 ans !) et éprouvante carrière militaire au sein de l’armée algérienne : Ma revanche sur la vie était de devenir ce que j’idéalisais le plus : un écrivain. (DB)

(article repris du N° 27 (novembre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)