La guerre d’Algérie des harkis, 1954-1962, François-Xavier Hautreux, Perrin, 468 p. bibliographie, index, 2013.

Avec en annexe une note sur Antoine Prost, Carnets d’Algérie, 2005

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Un livre tiré des archives militaires et administratives françaises, faute de pouvoir consulter les archives du FLN. Il est centré sur la prise en main, dans cette guerre civile algéro-française, de la population « indigène ». Le livre balaye le temps long, depuis le XIXe siècle, pour toute l’Afrique du nord, en focalisant bien sûr l’essentiel : la conduite par l’armée française de cette guerre « non conventionnelle », où renseignement et guérilla jouent un rôle essentiel.

Que coûte chaque participant dans cette guerre ? à quoi sert-il ? Pour les indigènes, quels que soient leurs statuts professionnels, ils ont un rôle essentiel d’interprètes, d’intermédiaires, mais aussi de guerriers adaptés au terrain montagneux, endurants et sobres. Mais « à surveiller » en permanence ; à partir de la fin de 1960 les supplétifs et autres territoriaux européens sont eux aussi à surveiller, car à leur tour ils sont noyautés par l’extrémisme qui débouche sur l’OAS. Parallèlement les appelés du service militaire venus de France sont principalement une piétaille, mal adaptée au milieu et peu enthousiaste, essentielle cependant pour surveiller un territoire très complexe : près de 5000 postes militaires sont construits pour cela. Sur ce territoire opère la petite élite de militaires français professionnels grossie d’une part modeste d’appelés et d’indigènes supplétifs, qui pourchassent et peu à peu paralysent toute action d’envergure des « rebelles », sans pour autant gagner politiquement une population dont l’adhésion au nationalisme se concrétise essentiellement en impôt révolutionnaire.

La description de la guerre « au ras des pâquerettes », centrée sur les harkis, est rendue limpide grâce à une présentation chronologique de l’action de l’armée française, dans les contextes politiques et idéologiques qui se succèdent. A chaque pas le cadre nous est donné : les regroupements, corollaires des zones interdites vidées de leur population, la mise en place des SAS, déploiement par l’armée d’un système d’administration et de développement dans les campagnes jusque là dépourvues de « présence française ». Les situations hors normes, souvent médiatisées à l’époque ou plus tard dans les mémoires des protagonistes, sont replacées dans leur contexte : soit la sous-traitance d’un territoire (Opération Oiseau bleu en petite Kabylie, 1956, Partisans Kobus en Ouarsenis 1956-58, Bellounis dans une zone proche en 1957-58, Larbi Si Cherif dans le sud-algérois en 1957-62, le bachagha Saïd Boualem dans l’Ouarsenis encore, 1959-62), soit la sous-traitance d’une contre-guérilla (commando Georges, 1959-62). L’économie de guerre comme appauvrissement de beaucoup côtoie le déversement d’une manne financière sans précédent sur certains.

La question du « pourquoi » de l’engagement des harkis (et autres supplétifs) dans le système de l’armée française est traitée en écartant la vision idéologique d’une population d’individus choisissant entre le parti français et le parti nationaliste. Dans la réalité, l’armée a sans cesse recruté sans difficulté, les uns cooptant les autres, au sein de parentèles d’autant plus larges (jusqu’à la « tribu ») que le milieu était plus proche de la société traditionnelle, l’individualisation des choix étant plus fréquente chez les populations plus urbanisées ou plus clochardisées. Le fait même que dans la plupart des cas, et de plus en plus systématiquement les années passant, ces supplétifs paient l’impôt révolutionnaire, prouve que ni les intéressés ni les cadres du FLN ne voient là sur le moment un engagement politique. En corollaire, l’évaluation des choix des supplétifs au moment d’être « licenciés » montre qu’en grande majorité ils ne pouvaient envisager de partir vers la France en réfugiés, c’est-à-dire en abandonnant leurs biens (si maigres fussent-ils) et leur parentèle.

Le livre se clôt sur le récit du démantèlement du système de la guerre en milieu rural (SAS, harkis) à partir de la fin de 1960, parallèlement aux interminables négociations, sur le récit du « chaos » de l’année 1962, et sur le récit du rôle persistant de l’armée française qui ne quitte que progressivement « le terrain » jusqu’en 1964. Voici sans doute la partie la plus originale de ce livre, parce que côté algérien la saga de la libération en parle peu et parce que du côté français les partisans de la paix en Algérie en parlent tout aussi peu alors que les réticents ou opposants à cette paix gardent en mémoire les événements dramatiques  sans se souvenir d’un quotidien fait de soulagement et de remords.

Si l’on regarde « de loin » comment le couple Nationalisme algérien/ Etat français a fait fonctionner cette guerre pendant sept ans, ce fut une vaste machine financière mise en place par les nationalistes qui grâce à cela ont survécu et gagné. Ils ont organisé un double flux financier d’« impôt révolutionnaire », depuis les travailleurs algériens émigrés en France et depuis les salariés de l’Etat français, dont les plus nombreux furent les harkis.

Notons que sur ce thème des harkis les livres sont nombreux, essentiellement de témoignages et récits de vie en France. De livres d’histoires, beaucoup moins et récemment.

Vincent Crapanzano, Les harkis, mémoires sans issue, essai, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, NRF, bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 2012, 295 p.

La revue Temps modernesconsacre son numéro 666 (novembre- décembre 2011) aux harkis.

Addendum

Plutôt que d’intégrer à la note rédigée ci-dessus une série de données importantes, mais qui alourdiraient le texte, voici une sorte de glossaire annexe.

Effectifs militaires, côté français. Janvier 1957 près de 14000 supplétifs pour une armée régulière de 380 000 hommes. Septembre 1957, on monte à 31000 supplétifs. Fin 1957 la part des harkis dans les supplétifs est devenue majoritaire, près de 28000 hommes (et Paris impose un plafond à 30 000). Fin 1958, 72000 supplétifs, fin 1959 entre 100 000 et 120 000, plus entre 40 000 et 50 000 « algériens » incorporés dans l’armée régulière. Quelque 60 000 harkis entre fin 1959 et fin 1961. Fin 1960 le corps des aasèscomplète les harkis (ce terme était déjà utilisé pour désigner les plantons dans les communes mixtes), formant d’autres « territoriaux », peu nombreux (quelque 5000), peu couteux et plus souples encore que les harkis. En France quelque 400 harkis venus d’Algérie constituent une « force de police auxiliaire », agissant à Paris, mis en vedette dans la répression de l’automne 1961.

Au maximum en un moment, 100 000 à 150 000 auxiliaires, soit en chiffres cumulés 180 000 à 400 000, sur les 5,6 millions de ruraux, soit 10 à 20% des hommes en âge de « servir ».

L’effectif régulier de l’armée française baisse entre début et fin 1961 de 395 000  à 340 000 hommes, partiellement reconcentrés dans les grandes villes. Le nombre de postes tenus sur le territoire passe de 5400 à 3000. C’est le moment où les supplétifs doivent prouver au FLN leur allégeance : exécuter un traitre, livrer des armes, qui « disparaissent » massivement à partir de mars 1962. Parallèlement les supplétifs sont progressivement privés d’armes par les Français.

Les accords d’Evian créent une force locale théorique « de l’ordre de 60 000 hommes », essentiellement destinée à assurer la transition en milieu rural, principalement des Algériens appartenant à l’armée française régulière ou à la gendarmerie, l’encadrement est mal connu, certainement des officiers français, mais aussi des officiers « FLN » ?. Finalement quelque 38 000 hommes, théoriquement sous commandement de l’Exécutif provisoire de Ben Khedda à partir d’avril. En juillet ralliement à l’ALN de Ben Bella et Boumedienne et l’encadrement français est retiré.

A titre comparatif, en Indochine, sur un total de 230000 hommes en guerre du côté français, 100 000 sont « locaux ».

Vie quotidienne liée aux harkas et supplétifs. En 1960 et 1961, bras de fer entre l’armée qui veut que les SAS et leurs moghaznis s’engagent dans les opérations de répression et le pouvoir civil qui veut les concentrer sur l’action sociale.

Vers 1959, chaque famille « élargie » algérienne pouvait avoir un homme tué par l’un ou l’autre camp. Les regroupés sont 368 000 en janvier 1958, dont 226 000 dans le corps d’armée de Constantine, vivier pour le recrutement de harkis, qui grossit ensuite.

La souplesse budgétaire du système harki permet que 10% des harkis « recensés » soient fictifs, les crédits servant de caisse noire, entre autre pour les besoins du renseignement.

Novembre 1961, le gouvernement veut transformer les supplétifs soit en démobilisés avec indemnité, soit en troupes régulières, avec une période de choix. L’immense majorité « choisit » la démobilisation, avantage immédiat. La petite minorité qui opte pour l’incorporation à l’armée doit être reconnue apte (âge, santé, moralité), libre (jeunes célibataires prêts à quitter leur région et leur pays).

Les commandos de chasse vers 1960 sont 30 000, soit 6 à 8% de l’effectif militaire français en Algérie dont quelques milliers de supplétifs, le reste de cette armée est en surveillance défensive ou dans des tâches d’assistance.

L’ALN occupe le pouvoir. Bonne description (p. 360 sq.) des pouvoirs algériens sur le terrain en juillet 1962 : en fait il est aux mains des sous- wilayas, voire d’unités plus petites qui chacune cherche à protéger son autonomie. Le GPRA de Ben Khedda est soutenu par les wilayas 2, 3, 4, le pouvoir naissant de Ben Bella+ Boumedienne est soutenu par les wilaya 1, 5, 6. Au 25 juillet Boumedienne occupe Constantine, 30 aout/ 4 septembre occupe Alger. Un conflit principal oppose l’armée frontalière surtout aux wilayas 1 et 2, où s’amorcent des maquis, et l’anarchie est surtout au sein de la wilaya 3. Epuration brutale en wilaya 5 au printemps (par les troupes venues du Maroc ?) puis « ordre » à l’automne.

Les exécutions et assassinats : plus de 10 000 évidemment, sans doute moins de 20 000, mais les sources sont trop floues et parcellaires. En outre il n’y a pas de coïncidence simple entre ex- supplétifs et victimes, en raison de la part des règlements de comptes locaux et des victimes « civiles » (fonctionnaires et notables en tous genres). Même chose pour les emprisonnements qui touchent aussi des ex-élus, notables, ex du FLN ou du MNA, même si l’estimation de 7000 emprisonnés fin 1962 concerne surtout des supplétifs. Les exécutions/ assassinats ne sont jamais revendiqués par le pouvoir central qui a « instrumentalisé, puis régulé » des initiatives prises à différents niveaux. Il n’y a pas de schéma binaire possible entre exécutions officielles et massacres spontanés, en raison du « degré de permissivité et d’émulation entre acteurs ».

Transfert des « harkis » vers la France. Aout 1962, l’armée française gère en Algérie quelque 10 camps de regroupement d’Algériens menacés, avec quelque 2900 personnes  accueillies ; octobre quelque 6200 personnes accueillies ; mai 1964 dernier camp fermé. Pas de chiffres globaux des personnes passées par ces camps, ni de la part transférée en France.

En France 80 000 ex FSNA (« Français de souche nord-africaine ») ont demandé la nationalité française ; quelque 30 à 50 000 sont entrés « individuellement » face à 28000 arrivés « encadrés » au départ. Après  quelques mois dans les camps comme Argèles, très temporaires, 3000 familles [15000 personnes au moins ?] vivent durablement dans les « hameaux de forestage » avec encadrement du type SAS. La majorité des « harkis », dès 1964, vit en ZUP, en banlieues de villes de toutes tailles mais en majorité petites et dans le midi méditerranéen.

Nous avons lu aussi:

Antoine Prost, Carnets d’Algérie, préface de Pierre Vidal-Naquet, Talandier, 2005, 196 p., lexique [du vocabulaire militaire et algérien]. Neuf mois de carnets en 1960, par un jeune historien devenu officier dans la guerre, alors qu’il ne croit en rien à celle-ci. Ses descriptions précises sont commentées parfois sur le moment, parfois par des annotations écrites 45 ans après. L’auteur a consulté le « journal de route » de son unité aux archives de l’armée, constatant que celui-ci coïncide avec ses récits.

Le quotidien de cette guerre déjà finissante, tout le monde le sait en fait à l’époque, nous apprend surtout que l’on continuait alors, au delà du « maintien de l’ordre », de créer de nouvelles zones interdites avec comme conséquence de nouveaux camps de regroupements, avec la poursuite d’un encadrement sanitaire, scolaire, économique, des populations. Celles-ci étaient par ailleurs prises en main par le FLN, mais aussi par le MNA qui localement étaient encore les maîtres dans certains maquis. De l’un ou l’autre parti, ces maquis, largement inefficaces, subsistent parce que l’armée française ne prend pas le risque d’aller y subir des pertes lourdes dans des terrains trop difficiles.(Claude Bataillon)