« LA GUERRE D’ALGERIE N’A PAS EU LIEU » de Michel Cornaton (l’Harmattan, collection Le Croquant 2018)

Le titre intrigant de ce gros livre signé par un auteur et universitaire que nous connaissons bien, en particulier à Lyon, joue notamment sur le déni de guerre qui a longtemps entouré ce conflit, et adresse un paradoxal clin d’œil à Jean Giraudoux, qui n’est pas la plus solide caution politique.
Ce livre jalonne avec minutie une grande partie d’un parcours de vie (il nous manque les dernières 40 années d’une existence faite d’engagement, d’action et de riche réflexion ; espérons que sous une forme ou une autre, l’auteur pourra nous en faire un jour le cadeau !). Si bien que la part algérienne proprement dite du livre ne représente que la moitié de ses 447 pages.
Notre lecture attentive de l’ouvrage se centrera sur cette partie algérienne, non que l’avant et l’après Algérie ne soit passionnante, ni complètement détachée du temps de vie intense que Lacombe/Cornaton y a consacré, mais c’est la règle que cette lettre s’est donnée, nous ne nous consacrons essentiellement qu’à des sujets culturels franco-maghrébins.
Ce livre-chronique et ce livre de souvenirs, si on s’en tient aux citations de Walter Benjamin et de Charles Péguy que l’auteur place en exergue parle d’un personnage, Michel Lacombe qui est évidemment un double de l’auteur. Interrogé sur ce choix, Michel Cornaton fournit plusieurs pistes : un jeune Lacombe a compté dans sa vie au petit séminaire, la référence à Lacombe Lucien de Louis Malle lui a traversé l’esprit, le nom aurait pu être Colombe ou Latombe… C’est pour le lecteur une façon pour cette autobiographie de ne pas l’être tout à fait, comme une mise à distance pas toujours indulgente sur un chemin d’existence. Et cette évocation d’un relief jurassien, de belles vallées assez douces, réceptacles des ruissellements, s’harmonise assez du point de vue de l’auteur de ces lignes avec l’itinéraire de ce Bressan, gourmand de capter les connaissances qui convergent vers lui. Mais ce serait une combe en action, en marche, qui va au-devant de ces connaissances et de leur diffusion.
Ce qui frappe également le lecteur, c’est l’hypermnésie dont fait preuve Michel Cornaton, qui ne pratique pourtant presque jamais le journal de bord. Les noms, les lieux, le physique des personnes rencontrées, les circonstances, sont décrits avec une certaine minutie qui met le lecteur en relation concrète avec ce qui est décrit, au risque, par moments de devoir relire avec attention des passages dont la mémorisation ne se fait pas au premier regard. Et pourtant cette profusion de faits, de détails, certaines digressions entrent dans le charme de ce livre, pour peu qu’on prenne le temps de poser nos objets électroniques qui nous sollicitent par flashes vite oubliés, et de cheminer au pas montagnard de l’auteur.
L’Algérie, c’est d’abord le temps d’armée, en 1959, passé comme caporal-chef des chasseurs alpins, séminariste, dans diverses fonctions à Fort National où il ne put qu’apercevoir Mouloud Feraoun. Il s’était efforcé de prolonger son temps de service à Bourg Saint Maurice pour retarder le départ en Algérie. Elle était pourtant déjà présente, avec les détestables pratiques militaires, qu’il constate lors d’un passage au Fort d’Aiton, dans la Maurienne où des prisonniers maghrébins emprisonnés là sans que personne sache pourquoi ni comment, font l’objet de sévices sadiques de la part de leurs geôliers appelés. Premier contact avec cette sale « guerre sans nom ».
« La guerre d’Indochine avait été abandonnée à l’Armée, aux militaires de carrière et aux mercenaires. Sous la pression d’une minorité de gros colons, la nation faisait appel cette fois au contingent en décrétant que ce n’était pas une guerre… Comme elle ne l’avait jamais fait au cours de son histoire, la France prenait le parti de groupes d’intérêts particuliers, au détriment de sa jeunesse, qu’elle envoyait au casse-pipe en toute bonne conscience ».
Son « statut » de séminariste lui vaut d’être affecté à des fonctions d’état-major, ce qui n’empêche pas quelques sorties dans le cadre de « l’Opération Jumelles », lancée par Challe. Il crée avec plusieurs camarades un journal, Lambic, où ils évoqueront l’œuvre de Camus, peu après avoir appris sa mort. Dans une démarche qui préfigure le sociologue qu’il deviendra ensuite, il a des entretiens avec certains camarades dont le profil l’intéresse comme ces maîtres-chiens voués à de sales besognes lors des opérations et des interrogatoires. L’un deux lui raconte avoir été témoin d’une scène de torture particulièrement abominable sur une femme, dans la région de Tigzirt, et de multiples scènes de violences ou de viols lors des opérations auxquelles leur statut leur vaut d’être systématiquement associés. Tel soldat qui les a enchantés la veille au son de sa guitare se révèle le lendemain sous un tout autre jour en égorgeant en public un prisonnier pour faire parler ses compagnons…
Son expérience est aussi faite de belles rencontres, un officier qui lui fait lire La Chute, de Camus. Camus avec qui il partagera le goût des bains en Méditerranée, découverts à Sidi Ferruch. Plus tard, venant louer des skis chez le loueur de matériel des Saisies, René Piccard, celui-ci lui racontera qu’ayant accompagné un médecin dans une tournée dans le Djurdjura, ils aideront une femme à accoucher d’une petite Leila, prénom que René promettra de donner à sa fille. Leila Piccard, comme son frère Franck deviendront bien plus tard deux beaux fleurons de l’équipe de France de ski…
Il mettra à profit son séjour pour entrer en relation avec les « indigènes » du café maure de Fort National qu’il est le seul Européen à fréquenter, et plus tard à des internés dont il est chargé d’établir les fiches, et à qui il témoigne de la sympathie. Cela lui vaudra, comme certains des articles de son journal, quelques craintes à la veille de son retour en France.
L’Algérie ce sera ensuite cette impressionnante enquête aux lendemains de l’indépendance, dans les camps de regroupement, pour une thèse qui fera date dans la connaissance historique et sociologique de ces 2,5 millions d’Algériens déplacés, sans compter tous les « resserrés, regroupés, recasés » selon sa classification, avec les impacts multiples dénoncés quelques années auparavant par le rapport Rocard.
Cette recherche de thèse dans les toutes premières années de l’Algérie indépendante, dans sa 2CV avec son épouse est une aventure extraordinaire, sur un sujet que les officiels auraient préféré ignorer : bon nombre de ces camps en effet resteront le seul lieu d’habitat pour de très nombreux Algériens, faute pour le nouveau pouvoir de moyens et de conscience pour les sortir de cette assignation à résidence.
Académiquement il lui faudra passer outre l’implacable hostilité à ce projet de Pierre Bourdieu, qu’il rencontre à Paris au Centre de Sociologie européenne fondé par Raymond Aron. « Quel intérêt de faire une thèse de sociologie sur quelque chose de dépassé ?… Comment pouvez-vous aller contre l’intérêt d’un pays qui a conquis chèrement son indépendance ? Rien ne vous autorise à créer des difficultés à l’Algérie, qui en a déjà bien assez, et qu’il faut aider à préserver son unité ? ». Ce verdict sans appel et la menace qu’il fait peser sur sa recherche manque de l’assommer, mais ne le fait pas reculer.
Il parviendra notamment, avec l’amicale complicité d’un coopérant à Alger à extraire de façon rocambolesque des bureaux d’Alger et rapporter en France la cartographie des camps de regroupement élaborée en 1964, une inestimable référence, aujourd’hui encore.
Il lui restera ensuite à soutenir cette thèse, ce qui ne sera pas sans difficultés, cette première thèse sur la Guerre d’Algérie niée et passée sous silence, ne trouvant pas beaucoup de faveur dans l’Université française. Grâce au soutien et aux encouragements de personnes comme la géographe Renée Rochefort, il la fera publier à 4000 exemplaires sous le titre « Les regroupements de la décolonisation en Algérie ». Il sera réédité sous le nom « Les camps de regroupement de la Guerre d’Algérie », et a fait l’objet d’une édition algérienne. Belle victoire sur Bourdieu, même s’il découvre dans un écrit tardif que le maître s’est attribué la prescience de la survie de ces camps longtemps avant l’indépendance, alors que ses écrits de 1960 disent l’inverse…
Le livre ne manque pas, sur ce sujet comme sur d’autres liés à sa carrière universitaire, de mettre en lumière les contradictions et les petitesses bien peu académiques de personnes qui devraient être des références intellectuelles.
Cette exigence éthique, cet humble courage d’aller au bout de cette exigence sont des caractères fondamentaux qu’on retient de ce Michel Lacombe, double de cet intellectuel-acteur qu’est Michel Cornaton.
Une variété d’humain pas si fréquente…

Michel Wilson

(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 28 de novembre 2018)