« L’AMAS ARDENT » de Yamen Manaï (2017, Editions Elysad, Tunis). Prix des 5 continents de la francophonie.

La quatrième de couverture de ce livre bien édité, comme aime à le faire Elisabeth Daldoul, parle de fable moderne à propos de ce livre. Cette comparaison est juste, on pourrait aussi évoquer un conte voltairien, qui narre une petite histoire aux personnages bien dessinés et vivants pour évoquer la grande histoire que traverse la Tunisie contemporaine.
Le Don, le personnage central, est apiculteur dans un village très pauvre, Walou, le bien nommé. Bien plus qu’apiculteur, il est l’Apiculteur, le père de ses essaims d’abeilles qu’il appelle ses filles. Cet homme bon, sage et pacifique va devoir affronter deux ennemis redoutables, des frelons asiatiques « vespa mandarinia », et une katiba de terroristes, sans parler de la bêtise et la cruauté d’une bureaucratie nuisible.
Le roman débute par un chapitre hilarant de politique pas si fiction que cela, confrontant un prince du Qafar, dans son superbe yatch, Silvio Canelloni avec qui il discute du transfert d’un grand footballeur et du renversement du dictateur Mamar, entre deux orgies… Mais surtout, le yatch transporte des dizaines de malles contenant des tenues islamistes fabriquées en Asie, qui, opportunément distribuées aux électeurs appelés à désigner le prochain gouvernement tunisien, sauraient les convaincre de bien voter. Le problème est que ces colis ont un contenu au moins aussi néfaste, des nids de frelons asiatiques, qui vont accompagner la diffusion de l’idéologie salafiste destinée à prendre le pouvoir.
Le tableau est ainsi posé de cette double prédation qui fond sur le Tunisie.
L’auteur développe un récit coloré et vivant dans lequel les humains et les lieux prennent vie sous les yeux du lecteur. La description entomologique relative aux abeilles et aux frelons est passionnante et témoigne d’un souci de documentation louable. De nombreuses scènes, comme le prêche du nouvel imam de Walou, ou la discussion dans le taxi collectif qui emmène le Don à Tunis sont comme croquées sur le vif, et le style satirique de Yamen Manai captive le lecteur. Don a jadis élevé des abeilles en Arabie saoudite pour le compte d’un noble local, et le chapitre qu’y consacre l’auteur vient nourrir la métaphore qu’il construit dans ce roman entre abeille, miel, et leur perversion par « des faux religieux et leurs rituels obscènes », bien loin de la sourate des abeilles qui est citée en tête du livre : « de leur ventre sort une liqueur, aux couleurs variées, dans laquelle il y a une guérison pour les gens. Il y a vraiment là une preuve pour des gens qui réfléchissent ».
Témoin impuissant d’abord des ravages subis par ses ruches, Don observe, comprend, va chercher de l’aide auprès de sa nièce Jannet, mariée à Tahar, doyen de l’université. Ils vont identifier l’ennemi, et Tahar et Jannet, grâce à l’argent économisé par Jannet pour le hadj, vont rechercher au Japon des reines qui ont développé une stratégie de lutte contre ce terrible prédateur. C’est l’ « amas ardent », qui donne son titre au livre : les abeilles, formées par leur reine, s’agglutinant autour des frelons, font monter la température par leurs battements d’ailes, comme elles le font pour chauffer la ruche, et tuent ainsi les frelons qui ne supportent pas la chaleur autant qu’elles.
Le Don qui saura utiliser l’ennemi frelon contre l’ennemi terroriste, dans une scène savoureuse, parviendra t’ il à armer grâce à l’ unique reine japonaise rescapée de la bêtise bureaucratique, Aya -qui signifie miracle en arabe, et beauté sauvage en japonais- ses « filles » contre leurs prédateurs ?
« Il…reprit le chemin du village, maudissant dans son cœur l’émir, sa katiba, tous les assassins et les marchands de guerres qui prostituaient dieu à leurs fins. Ce Dieu qui, par la douceur de ses abeilles, arrivait encore à le consoler de la cruauté des hommes »
On devine que la métaphore dépasse le cas des abeilles : une société chaleureuse peut-elle par là même se protéger, en les étouffant, de ceux qui veulent l’asservir ?
En refermant le livre de Yamen Manaï nous devenons tous un peu apiculteurs.

 

Son livre a reçu le renommé prix des 5 Continents. Yamen Manai, né en Tunisie en 1980, Ingénieur, est un habitué des récompenses, qui ont couronné ses livres précédents, « La marche de l’incertitude (Elyzad Poche 2010), et « La sérénade d’Ibrahim Santos » (Elyzad 2011).
Michel Wilson

(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir