« L’ANTIDOTE » d’Adel Abdessemed
MAC Lyon (France), du 9 mars au 8 juillet 2018

Premier regard:

L’exposition du plasticien Adel Abdessemed au MAC (Musée d’art contemporain) est une sorte de retour sur les lieux qui ont vu ses débuts à l’École des Beaux-arts de Lyon, en 1994. Après des études commencées à Batna, puis continuées à Alger, ce jeune Constantinois de naissance quitte l’Algérie à la suite d’un attentat contre l’École supérieure des Beaux-arts d’Alger. Il avait alors vingt-trois ans.
Il s’agit donc d’un retour sur les débuts lyonnais d’une histoire très personnelle, celle de sa rencontre avec sa femme, au bar L’Antidote, qui a donné son nom à cette exposition. Abdessemed en Orphée ?
Sans doute ; mais c’est un Orphée qui récuse la dimension mortifère contenue dans le mythe pour se revendiquer de celle de Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée. En effet, la vidéo qui introduit à l’exposition est intitulée Je ne me retourne pas. Cette déclaration sonne de manière particulièrement ironique puisque l’artiste se met en scène dans un scénario tragique où une lance lui transperce le dos. La conjuration du regard en arrière qui fait perdre Eurydice à Orphée semble dérisoire. Abdessemed-Orphée est comme poignardé dans le dos et sa décision de ne pas se retourner sauve son Eurydice, mais fait de lui le nouveau pharmakos, figure universelle de la dimension tragique de l’humain. Voilà ce qui se présente comme une première actualisation du titre de l’exposition : le pharmakos est à la fois poison et antidote. La vidéo installée au seuil de cet univers artistique condense les effets de cette violence de l’image sacrificielle en jouant sur la durée (à peine quelques secondes) et la mise en boucle répétitive. On a l’impression d’assister à cette mise à mort sans cesse répétée, à la fois impuissant et fasciné par la force de l’image.
D’emblée, le ton est donné. Le spectateur qui croit venir visiter une exposition s’expose lui-même dans un état de totale sidération. La puissance de l’art d’Abdessemed, ce regard de Méduse qui pétrifie le spectateur, avait fait dire à Hélène Cixous que c’est  « un artiste de la douleur « .
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L’exposition se tient sur deux étages du musée et comprend des dessins au fusain ou à la craie noire, des sculptures, des vidéos, des maquettes d’architecture, des installations de camionnettes, etc. Le caractère hétéroclite des objets exposés nous introduit dans un scénario post-apocalyptique où un cercle monumental de barbelés désigne l’Europe, où des camionnettes calcinées ou rouillées transportent d’énormes boulets ou des moutons écorchés, où le trait noir charbon dessine des labyrinthes. Mais à côté de ces installations lugubres qui font référence de manière transparente à la triste actualité, il y a aussi ces maquettes de bistrot comme celle du bar-restaurant déserté appelé ironiquement Chez Aïcha (la vivante, en arabe).

Il y a aussi ces trois statues blanches de nus féminins et dont l’une représente Angela Merkel dans la posture de l’une des Trois Grâces. Les statues semblent totalement décalées dans la scénographie dystopique construite par l’artiste : la blancheur d’albâtre semble presque déplacée dans ce spectacle de ruines. Pourtant, la nudité n’a rien de celles des statues antiques : des poils pubiens viennent souligner l’allusion au naturisme si banal en Allemagne.

 

La nudité n’a rien de choquant comme si « le dénudement n’avait […] plus rien à dévoiler » selon les mots d’Agamben . Même dans la vidéo Le Passé simple représentant quatre personnages qui dansent nus au son envoûtant d’une flûte.
Ainsi se côtoient, sans transition, l’intime et le collectif, le tragique et l’humour dans une espèce de simultanéité vertigineuse qui coupe le souffle, suspend le sens entre apparence et déplacement.

L’œuvre la plus impressionnante est sans doute Shams, la frise conçue sur place, au troisième étage du musée. Une humanité pétrifiée dans la glaise occupe les quatre murs de la pièce. Des scènes de labeur, des figures d’esclaves, travailleurs ou soldats, croulant sous le joug de leurs charges, sous la menace d’un fusil tenu par un soldat tout aussi pétrifié. Dominants et dominés semblent unis dans la même malédiction, accentuée par le rouge sombre de la glaise, sa couleur naturelle.

Les œuvres de Adel Abdessemed ne laissent pas indifférent. Elles peuvent même irriter tant l’artiste multiplie les provocations et se plaît à casser certains codes de la « bienséance ». On lui reproche parfois une certaine complaisance à l’égard d’une violence sur-exposée, sans effet de stylisation, une forme de démesure dans la monstration de la violence. L’artiste lui-même le reconnaît : « Il n’y a pas de beauté sans choc et sans convulsion ».
Et de fait, on quitte l’exposition de Adel Abdessemed avec l’impression d’un déjà-vu, mais en même temps d’une fulgurante vérité qui vient se révéler grâce à la mise en scène de l’artiste. Cette impression de déjà-vu se confirme dans l’idée d’éternel retour du même. Répétition du même récit intime, de la même histoire avec ou sans grande H/hache.
Si au premier abord, il apparaît difficile de trouver une unité aux différentes installations, leur mise en réseaux thématique et esthétique permet de déceler une interrogation angoissée sur le temps, le rapport de l’artiste au temps vécu, perdu, et au temps retrouvé. Mais n’est-ce pas ainsi qu’Agamben (encore lui) propose de définir la contemporanéité ? une « relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme ». Ce rapport problématique au temps dans lequel nous sommes quotidiennement immergés et qui souvent nous submerge, c’est aussi cela qui travaille l’œuvre.
Quant à Adel Abdessemed, lui-même, il semble être arrivé à savoir comment appartenir à son temps tout en travaillant à le circonvenir.

1 Hélène Cixous et Adel Abdessemed, « Le cri de la littérature », émission Un autre jour est possible, sur France culture, le 23/12/2013.
2 Giorgio Agamben, Nudités, Payot-Rivages, coll. »Bibliothèques rivages », 2009, p. 130.
3 Adel Abdessemed, Entretien avec Pier Luigi Tazzi, Arles, Actes Sud, 2012, p. 61.
4 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain, Paris, Payot / Rivages, 2008, p. 11.

Touriya Tullon-Fili

« L’ANTIDOTE », Adel Abdessemed

Second regard

Il y a plus d’une raison de célébrer à Lyon ce plasticien (né à Constantine en 1971), car après avoir connu l’école des Beaux-Arts d’Alger, il a fréquenté celle de Lyon. Et la légende, mais pourquoi ne serait-elle pas vraie, veut qu’il ait rencontré sa future femme, Julie, dans un bar de Lyon nommé L’Antidote !
En fait cet artiste depuis des années déjà est devenu tout à fait international, tant il est vrai que les problèmes qui éclatent ou qui explosent dans son œuvre sont effectivement ceux qui au XXIe siècle ont acquis une importance mondiale. Mais c’est surtout la manière dont il les traite qui confère au spectateur le sentiment de comprendre à l’évidence ce que veut dire la modernité, ici saisie sur le vif dans l’art le plus contemporain qui soit. Ce qui est remarquable chez Adel Abdessemed est qu’il parvient à évoquer des situations ou des événements sur un mode à la fois métaphorique et tout à fait direct. Sauf exception, on comprend parfaitement ce qu’il veut dire, et plus encore on reçoit sans le moindre ménagement ni recours esthétique la violence de son message—en fait la violence de ce qu’on peut désigner, d’un terme tout à fait général, le monde dont il nous parle.
D’ailleurs l’absence de ménagement fait que certaines de ses œuvres sont parfois ressenties comme insupportables ou insoutenables, et c’est ce qui s’est passé avec l’une de celles qu’il voulait présenter au MAC de Lyon, mais qu’il a finalement retirée lorsque le public a exprimé son très fort rejet sur les réseaux sociaux. Il vaut la peine de rappeler brièvement les faits, pour donner à comprendre comment Adel Abdessemed conçoit son « art », un mot que certains jugeront sans doute inadapté pour désigner ce qu’il fait (qu’on l’en blâme ou qu’on l’en loue).
Cette « installation » (peut-être est-ce le moins mauvais mot pour le dire) donnait à voir au public des poulets vivants, suspendus par des crochets et environnés de flammes qui semblaient les brûler vifs. La direction du musée a assuré qu’il s’agissait d’un trucage et que les poulets ne souffraient pas. Reste que le spectacle a été dénoncé comme d’une grande cruauté et n’ayant pas sa place dans un établissement culturel. Les défenseurs des poulets se sont indignés d’ «une expérience terrifiante et traumatisante pour ces êtres sensibles et intelligents ». L’histoire ne dit pas s’il arrive à ces défenseurs de manger du poulet et s’ils cherchent à savoir ce qui s’est passé avant que ladite viande n’arrive dans leur assiette !
Cependant l’artiste n’a pas insisté et a choisi (contre la direction du MAC) de retirer l’installation en expliquant qu’il avait déjà subi d’autres fatwas auparavant et qu’il n’avait pas envie d’en ajouter une de plus à la liste. Ce qui pourrait signifier qu’il cherche non le scandale médiatique mais la provocation au sens où celle-ci oblige à voir ce qu’on oublie ordinairement de regarder.
Faute de pouvoir évoquer toutes ses autres œuvres présentes à l’exposition de Lyon, on peut se concentrer sur la plus grande, la plus monumentale et la plus saisissante qui occupe à elle seule tout un étage du Musée. Elle s’intitule Shams, le soleil en arabe, et représente une sorte d’immense chantier sur 500 m2, peuplé de nombreux personnages qui sont principalement des ouvriers mais aussi ceux qui les surveillent. Et la totalité de ce qui nous est donné à voir est en argile rouge, 40 tonnes d’un matériau souple qui donne très fortement l’impression d’un spectacle vivant. L’artiste se montre à la fois réaliste et visionnaire : on trouve dans Shams tous les objets susceptibles de traîner sur un chantier réel, seaux et bidons, vieilles paires de bottes, bouteilles de bière vides et boîtes en plastique etc. ; mais il y a aussi une sorte de souffle épique qui soulève et soutient l’ensemble, perçu dans sa totalité.
L’artiste s’est inspiré, dit-on, d’un célèbre tableau de Delacroix, Dante et Virgile aux Enfers (1822). Cette œuvre a d’ailleurs été reprise auparavant par d’autres artistes, notamment Manet, pour une peinture qui se trouve justement au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Au MAC, on peut supposer que c’est le public de l’exposition qui occupe la place de Dante et Virgile, les ouvriers représentés par Adel Abdessemed tenant celle des damnés dans le tableau de Delacroix. Comme des fourmis se suivant les unes les autres, ils grimpent en files qui semblent interminables, courbés sous le poids de sacs énormes et visiblement accablants, pour une corvée aussi fatigante physiquement que moralement exténuante. Le travail qui leur est imposé semble une sorte de malédiction dont rien n’indique comment ils pourraient lui échapper. Et comment ne pas penser à une autre œuvre célèbre, impressionnante ô combien, la célèbre Porte de l’Enfer de Rodin, dont le titre comporte aussi l’idée de damnation. Adel Abdessemed n’a nul besoin de recourir aux grands textes sacrés ou presque, tels que la Bible ou la Divine Comédie, pour exprimer l’essence de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus pathétique, ici le travail forcé d’hommes réduits à l’état de corps-machines.
Par delà cette vie qui ne suggère rien de divin, Shams donne pourtant l’impression d’un dépassement du réel vers un monde fantomatique, où plutôt qu’à des hommes les personnages ressemblent à des spectres hagards, en sorte qu’on pourrait parler pour dire le monde que l’artiste suggère, d’un matérialisme forcené (de la même racine que le mot forçat), ou peut-être d’une résurgence de la horde primitive et farouche, lorsque l’homme est contraint de perdre tout ce qui fait son humanité. Et puisque les défenseurs des poulets parlaient de cruauté, c’est bien là en tout cas qu’on la trouve, dans cette éradication de l’humain où l’artiste nous la fait éprouver dramatiquement.
Denise Brahimi

(texte provenant du N° 23, Juin 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)