« LE GENRE INTRAITABLE, politiques de la virilité dans le monde musulman » de Nadia Tazi Actes Sud, 2018
La collection dans laquelle les éditions Actes Sud viennent de publier ce livre s’intitule « Questions de société » et il est vrai qu’il paraît difficile de préciser davantage tant l’auteure touche à des sujets nombreux et variés. Le fait remarquable est qu’il ne s’agit jamais de survol ni de résumé mais au contraire d’analyses extrêmement détaillées, précises et fondées sur un savoir approfondi. Elle mobilise un ensemble de connaissances, historiques, sociologiques, philosophiques, politiques etc. Mais on échappe aux difficultés de lecture qu’entraîne parfois l’érudition grâce à une écriture littéraire qui procure le plaisir d’une langue à la fois inventive et châtiée.
Si donc on se met au travail pour suivre l’auteure dans son long parcours exhaustif à travers le monde musulman, et aussi bien dans l’espace que dans le temps, on trouve dans les deux premiers chapitres les bases historiques et conceptuelles qui vont guider par la suite tout l’ensemble de sa recherche. Les deux notions de base qu’il s’agit de mettre au point sont, pour la première, qui nous emmène au désert et chez les Bédouins, la virilité, comme on pouvait s’y attendre d’après le titre général de l’ouvrage ; et pour la seconde le masculin, alors qu’on aurait peut-être attendu, symétriquement, la masculinité, mais ce mot laisserait supposer une analyse conceptuelle alors qu’il s’agit concrètement d’une analyse de la cité islamique telle que conçue par le Prophète et dans sa succession immédiate. Pour plus de clarté il s’agissait d’abord de bien distinguer la signification de ces deux mots en insistant sur leur différence. Et comme elle sait bien qu’il y aura par la suite des mélanges ou des contaminations de l’un par l’autre, l’auteur fait d’abord une sorte d’inventaire de tout ce qui les différencie à commencer par leurs lieux de formation et de développement, le désert maghrébin pour la virilité, la cité pour l’islam coranique dont le Prophète a défini les fondements. Il y a aussi une succession chronologique qui fait que le premier chapitre, sur la virilité, se passe à l’ère préislamique, tandis que pour le second, nous sommes en islam, et c’est l’apport considérable de cette religion qui permet de comprendre ce qu’il en est du masculin musulman.
Pour toucher au plus près la mentalité du désert, Nadia Tazi s’appuie beaucoup sur Les Dix Grandes Odes arabes de l’anté-Islam chères à Jacques Berque qui les a publiées en 1979. Elle s’en aide pour comprendre la mentalité des grands nomades chameliers qui dominaient alors la société, caste guerrière dont les valeurs permettent de définir la virilité aristocratique du désert : courage, volonté de puissance, guerre et amour sont les éléments constants qu’on retrouve dans l’affirmation de soi viriliste. Elle est fondée sur la réputation et l’honneur mais d’une manière qui nous semble paradoxale, conjugue en les portant jusqu’à l’extrême la prodigalité et la rapacité.
Lorsqu’apparaissent l’islam et la cité, le masculin va s’élever contre ces excès, mais sans éliminer le désert ni la virilité, qui survivent principalement à travers la coutume. Cependant la souveraineté de Dieu dans l’islam implique une maîtrise des passions qui elle-même définit une tout autre éthique. Celle-ci n’a rien de stable ni de définitif, il s’agit plutôt d’une lutte continuelle, une « morale des petits pas » écrit Nadia Tazi commentant Ghazali, ce grand théologien de l’islam du 11e siècle, d’origine persane et représentant admirable du soufisme le plus élévé. Il s’ensuit des positions très nuancées sur la place de la femme et sur la pratique politique. Tableau séduisant, mais les situations réelles tendent à s’appuyer principalement sur la soumission.
Commence alors une sorte de passage en revue des pratiques repérables au fil des siècles et jusqu’à aujourd’hui à travers le monde musulman ; et c’est surtout à la manière dont y est vécue la virilité (ou des fragments de celle-ci plus ou moins déformés) que l’auteure s’attache. La plus longue de ces études est celle qu’elle consacre à ce qu’elle appelle l’exemple ottoman. On y voit apparaître la notion de despotisme, postérieure à la virilité du désert et au masculin de la cité islamique, et ayant inventé un type de fonctionnement qui a duré plusieurs siècles, ce qui justifie qu’on lui porte un certain intérêt ! D’autant que par suite d’une erreur de jugement dont l’Occident est coutumier, on a souvent déclaré que ce despotisme ottoman tait en pleine décadence et dysfonctionnement, sans voir que ce dysfonctionnement était sans doute un mode de fonctionnement comme un autre et plus durable que beaucoup d’autres ! Cependant il serait difficile d’en donner une vision flatteuse et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il est certain que la notion de virilité reste très présente dans le despotisme mais Nadia Tazi parle plutôt d’une « imagerie viriliste », propre à justifier différentes formes de domination. Les codes du viril sont en place, pour le reste, c’est plutôt « la domestication et la passivité générale ». Quant au masculin il apparaît comme une forme de sagesse, permettant les négociations nécessaires au maintien et à la survie.
De ce type de despotisme, l’auteur passe au néo-despotisme très représenté dans le monde musulman du 20e siècle. Elle fait un sort particulier à Saddam Hussein que manifestement elle a étudié de près et dont elle fait un portrait fort peu flatteur. Elle explique comment chez un dictateur comme lui la virilité prend une forme fasciste ou fascistoïde. Mais surtout elle ne pouvait manquer d’en venir pour finir aux différentes références à la virilité qui composent l’islamisme contemporain, examinant les formes qu’il prend ou qu’il a pu prendre dans l’Iran de Khoméini, en Arabie Saoudite ou chez les Afghans. Elle est amenée à employer une formule telle que « l’ordre islamico-despotique » et à montrer comment les prescriptions virilistes y semblent complétement intégrées à l’islam, définition et pratiques. De manière très dangereuse, la virilité s’est installée dans la banalité du quotidien, son excès met en échec ce qu’a été et ce que pourrait être la civilité islamique.
Denise Brahim

(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 32, avril 2019, Coup de Soleil Lyon)