On n’a pas oublié le livre précédent de Kaouther Adimi, Nos Richesses (2017) qui avait eu beaucoup de succès. Ce dernier date d’un mois à peine, et le titre n’est pas suffisamment évocateur pour qu’on puisse juger de son sujet. Pourtant le mot « petits » indique que les personnages principaux en sont des enfants, d’une dizaine d’années. Il se peut que l’auteure n’ait pas voulu employer ce mot, « enfants », pour éviter toute confusion avec les Enfants de minuit (1981), qui a précédé les célèbres Versets sataniques (1988) dans l’œuvre de Salman Rushdie.
Les « petits » dont parle Kaouther Adimi sont présentés de manière attendrissante, mais non mièvre. Ils sont trois principalement dont deux garçons, Jamyl et Mahdi, et une fille Inès, bientôt rejoints par d’autres jusqu’à ce qu’il y en ait une quarantaine, véritable petite troupe de « gentils » qui vont s’organiser pour résister aux « méchants » de cette histoire, principalement deux généraux de l’armée algérienne, connus et puissants, ce qui est évidemment l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, ou de David contre Goliath ; à quoi on a compris qu’il s’agit d’une fable, d’un conte ou si l’on veut d’une parabole—en tout cas c’est là un des aspects du livre, mais pas le seul.
En effet, le tour de force de Kaouther Adimi vient de ce que dans un livre très simple et clairement écrit, elle arrive à concilier des qualités très différentes, appartenant à plusieurs genres littéraires. S’il est bien vrai que comme dans un conte pour enfants, ces derniers sont les victimes innocentes de deux maîtres du monde puissants et brutaux qui usurpent leur seul bien—le bout de terrain où ils ont l’habitude de jouer au ballon— les lecteurs ont droit à toutes les précisions, sociologiques, géographiques et chronologiques, qu’on trouve habituellement dans les romans réalistes, alors que les contes s’en tiennent à des généralités.
L’histoire se passe à Dély-Brahim, petite commune proche d’Alger, dans une cité dite du 11 décembre 1960, d’où le mot « décembre » qui se trouve dans le titre du livre : c’est une allusion historique à la résistance populaire qui s’est manifestée à cette date pour l’indépendance de l’Algérie. Ainsi travaille l’auteure, à la fois dans des détails très concrets et dans un réseau de significations symboliques très fortes. Les événements qui nous sont racontés sont datés de 2016, plus précisément de février 2016, ce qui veut dire qu’ils précèdent ceux qui ont démarré en février 2019, mais que bien évidemment ils ont un rapport avec eux. On pourrait parler de faits apparemment minimes ou anecdotiques, mais ils sont pourtant précurseurs de ceux qui allaient exploser à un tout autre niveau trois ans après (avec le même aspect « jeunes contre vieux » dans les deux cas).
Pour ce qui est des personnages, Kaouther Adimi retrace avec beaucoup de soin l’histoire qui a fait d’eux ce qu’ils sont, et qui est en même temps une histoire de l’Algérie contemporaine depuis l’indépendance, l’accent étant principalement mis sur la période des années noires, en tout cas sur toutes les formes de complicité et de corruption qui expliquent l’ascension fulgurante des deux généraux et le pouvoir fabuleux dont ils disposent à tous égards dans le pays. Il faut que le lecteur en soit bien conscient pour mesurer ce qu’il y a de prodigieux dans la résistance que leur opposent les enfants, même si elle ne peut aller au-delà d’une courte durée. La force des « petits » est qu’ils sont inattaquables, en tout cas pas ouvertement, c’est pourquoi les généraux ne peuvent en venir à bout que par la ruse, en provoquant un incendie criminel sur le terrain occupé par leurs minuscules ennemis. La scène se passant de nuit, c’est un miracle qu’elle ne fasse pas de petite victime, mais ce n’est évidemment pas un risque qui puisse inquiéter les généraux !
Si donc on veut résumer les principaux méfaits qui caractérisent ceux-ci, on y trouve en premier lieu l’usurpation sans vergogne à des fins personnelles d’un territoire collectif —comme aux plus beaux jours de la conquête coloniale (Maupassant dans les années 1880 à très clairement expliqué cela) : sous couvert d’un achat quasi fictif, on transforme un bien ou un lieu en territoire personnel, non sans brandir les papiers officiels qui sont supposés garantir la propriété ainsi acquise : rien de plus facile, évidemment. Contre l’obstacle humain que représente un adversaire éventuellement récalcitrant, il existe des formes de violence plus ou moins dissimulées, choisies cyniquement de manière à être inattaquables et dont les victimes deviennent les présumés coupables—il en va ainsi de l’incendie, facilement imputable aux enfants.
Kaouther Adimi ne hausse jamais le ton et c’est un autre de ses traits remarquables que son aptitude à évoquer les violences clairement et sans réserve, mais sans pour autant prendre la posture de l’imprécateure qui éructe des dénonciations. Sur ce point, elle est comparable aux enfants qui sont les héros de son conte : résistance et révolte mais sans agression car celle-ci étant l’arme de l’adversaire, il importe de s’en distinguer. On a dans le livre un bon exemple de sa manière, plus subtile que l’affirmation d’un militantisme explicite : c’est la place qu’elle fait à Inès, une fille, reconnue et soutenue par ses deux « petits » compagnons. Elle a le mérite de nous faire comprendre que ce qui est gentil n’est pas forcément anodin. A la violence des faits qu’elle décrit elle préfère opposer une sorte de douceur et ce mélange pourrait bien être la marque de son écriture. Ce qui lui confère une place à part dans le roman algérien ou franco-algérien d’aujourd’hui. Il est clair que l’évocation de faits brutaux ne saurait en être exclue. Mais la réponse ne consiste pas forcément en une surenchère, ni dans les mots ni dans l’action.
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 36, septembre 2019)