« LES YEUX DE MANSOUR » de Ryad Girod, (Barzakh,2018)

Il semble bien que Ryad Girod occupe actuellement en Algérie et même un peu au-delà la position d’ « écrivain qui monte » et ce n‘est pas sans raisons. Ces raisons concernent aussi bien l’écriture et le style que les thèmes voire les problématiques abordées ; et dans les deux domaines, tout lecteur est vite convaincu des hautes ambitions de ce romancier.
Pour commencer par l’écriture, c’est bien le mot qui convient (plutôt que par exemple le mot « langue » ou « langage »)car il s’agit justement d’un livre « très écrit », très éloigné de la langue orale et de ses facilités, au profit d’une syntaxe complexe, qu’on pourrait dire proustienne par la longueur des phrases et le grand nombre de propositions relatives qui s’enchaînent les une aux autres ; Ryad Girod ne recule jamais devant l’emploi d’un imparfait du subjonctif, sa grande réussite étant que pour autant, son livre ne donne pas l’impression d’archaïsme ni de préciosité ; et curieusement, il reste parfaitement clair dans son propos. Il est vrai qu’en de nombreux passages, on est saisi par le sentiment que l’auteur s’adonne à une prose poétique plutôt qu’à une narration et à une description prosaïquement romanesques. Mais le narrateur ne perd pas le fil de son récit ou plutôt les fils car ceux-ci sont plusieurs à s’entrecroiser.
Le narrateur, proche ami de Mansour qui figure dans le titre, raconte une histoire au présent, qui se déroule sur quelques mois et s’achève au moment où par décision de justice, on coupe la tête de Mansour en public. Dans la mesure où leur amitié remonte loin, à l’époque où ils fréquentaient ensemble le lycée français de Damas en Syrie, leur passé personnel est plusieurs fois convoqué, mais surtout celui de Mansour qui comporte un trait original assez remarquable : il est un descendant du célèbre Emir Abdelkader dont l’histoire est assez longuement contée, à partir du moment où il s’est rendu à l’armée française (23 décembre 1847) et a cru pouvoir faire confiance aux promesses de ses chefs. Le retour des cendres de l’Emir dans l’Algérie indépendante, en 1965, fait également partie des événements rapportés, et c’est d’ailleurs un miracle de voir tout ce que contient le livre alors même qu’en apparence il est plutôt mince ! Côté Histoire, le roman se passant à Riyadh en Arabie Saoudite, on bénéficie aussi de nombreuses considérations sur un autre grand homme le Roi Fayçal, assassiné en 1975 comme on sait, non sans avoir posé à tous égards les fondements de son pays entré grâce à lui dans la modernité.
Côté géographie, le roman n’est pas moins développé, non sur le mode scientifique et didactique mais davantage comme nous le disions sur le mode poétique, et c’est un des grands sujets de l’admiration que suscite ce livre. La ville elle-même moderne et luxueuse y est certes présente mais grâce à la très puissante voiture acquise par Mansour, une Chevrolet Camaro qui incite à la promenade ( !) on parcourt très fréquemment le désert du Nadj aux environs de Riyadh, dunes de sable, hauts plateaux rocheux etc. qui devient ainsi bien plus qu’un simple décor. A dire vrai, tout un aspect de l’histoire de Mansour ne se conçoit peut-être que comme une émanation de ce paysage —et c’est pourquoi il faut prendre ce dernier mot à un sens très fort, bien au-delà de toute espèce de pittoresque.
Il est tout à fait clair, d’autant que Ryad Girod ne cesse lui-même de le répéter, que cette conception géographique et poétique du roman l’apparente à l’écrivain français qu’il admire le plus, Julien Gracq. De celui-ci, le roman le plus connu pourrait bien être le Rivage des Syrtes, publié en septembre 1951 ; avec quelques autres, il constitue une œuvre très appréciée d’une élite plus que du grand public. Le choix d’un tel modèle confirme donc l’originalité du romancier algérien (né en 1970) —mieux vaudrait dire les originalités, car il en présente plusieurs, la moindre n’étant pas de joindre deux sources d’inspiration aussi éloignées que Julien Gracq d’une part et le soufisme de l’autre, ce dernier étant très présent dans Les Yeux de Mansour à travers la figure d’El Hallaj.
Mansour dans le roman de Ryad est un personnage double, ou personnage à deux faces. Il appartient à la fois à l’intrigue moderne du livre, en tant que compagnon du narrateur et possesseur d’une belle Camaro rouge « capable de monter jusqu’à deux cent soixante kilomètres-heure en une quinzaine de secondes » ; et d’autre part à la dimension soufie des l’inspiration du romancier, qui superpose l’histoire d’El Hallaj à celle de Mansour par delà le millénaire qui les sépare. Le premier, grand mystique persan et maître soufi a eu la tête coupée en 922 à Bagdad, sous prétexte de déclarations qui l’ont rendu coupable d’hérésie. De la même façon si l’un des deux Mansour est condamné pour adultère, l’autre Mansour, dans un procès distinct, l’est pour cause d’hérésie, ou en tout cas sur la foi de déclarations que ses juges déclarent hérétiques. Ce parallélisme, très appuyé par le romancier, est une manière d’inciter à une double lecture de son livre, mais encore une fois « double » n’est pas assez dire.
Car la figure du Christ n’en est pas absente ou pas très éloignée de celle des deux héros sacrificiels, Hallaj et Mansour. Et l’auteur étend la liste des figures de référence encore bien au-delà. Ryad Girod, qui est professeur de mathématiques dans sa vie professionnelle, n’hésite pas à joindre aux autres le personnage du mathématicien Henri Poincaré (1854-1912), chez lequel l’avancée des connaissances se fait selon des modalités comparables à celles qui permettent au Soufi d’approcher la vérité. Poincaré étant aussi homme de lettres et philosophe, on comprend d’autant mieux qu’il puisse entrer dans la liste des plus éminents et des plus exigeants modèles que se donne le romancier.
Non sans humour de la part de Ryad Girod, le narrateur s’entend dire par un inconnu de passage auquel il livre en vrac quelques aspects de sa vie : « Vous devriez remettre de l’ordre dans vos idées… l’ordre a toujours son importance pour comprendre… et c’est précisément ce que vous souhaitez… Non ? »
Bon conseil, mais qui de toute manière ne peut rien contre la foule haineuse hurlant à la mort : « Gassouh ! Gassouh ! » (coupez-lui la tête), cri horrible qui résonne tout au long du livre. Difficile à oublier.
Denise Brahimi

(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 33, mai 2019, Coup de Soleil Lyon)