Alice Schwarzer est une journaliste connue de longue date en Allemagne, notamment pour son soutien à la cause féministe. On l’a parfois surnommée la Simone de Beauvoir allemande car elle se considère elle-même comme une disciple de la philosophe française auteure du Deuxième sexe. Ce livre est le résultat d’une enquête très fournie qu’Alice Schwarzer a menée dans son pays d’adoption l’Algérie. On n’y rencontre pas seulement des femmes mais aussi beaucoup d’hommes et la parité semble à peu près respectée dans l’importance des entretiens accordés à la journaliste. Plusieurs des chapitres qui constituent le livre portent en titre deux prénoms, l’un masculin l’autre féminin : « Chez Lilia et Karim », « Chez Amar et Naziha ». La journaliste a voulu entendre les voix des unes et des autres, et il est très rare qu’elle fasse état d’une réticence.
Naturellement certains des couples qu’elle évoque, pour les avoir vus vivre de près, connaissent des problèmes et des dysfonctionnements. On n’en est pas moins frappé par la rupture entre leur mode de vie au quotidien et ce qui a déjà été dit tant de fois, notamment dans les récits littéraires, sur les vestiges encore bien présents au Maghreb du patriarcat traditionnel. Dans plusieurs des couples dont nous parle Alice Schwarzer, les hommes participent régulièrement aux travaux du ménage et s’occupent beaucoup des enfants, certaines des femmes interrogées sur ce point reconnaissent volontiers les faits, quitte à ajouter non sans malice : « compte tenu de ce que sont les hommes en Algérie », car elles savent qu’elles s’adressent à une féministe européenne, ici allemande.
La journaliste en dit assez sur le niveau de vie des gens de sa « famille algérienne » (au total cela fait plus d’une vingtaine de personnes d’âges variés dont elle parle avec précision) pour que nous puissions à peu près les situer socialement et sociologiquement. Ce ne sont pas des gens pauvres, il n’est pas question de gêne financière et ils se nourrissent certainement mieux que les gens qu’on pourrait dire de même niveau en Allemagne ou en France, sans parler de l’habillement sur lequel ils et elles ne lésinent pas non plus : les femmes sont coquettes et les bijoux jouent un rôle important On peut en juger par la présence dans le livre d’un cahier de photos prises par une autre Allemande, Bettina, qui accompagne Alice Schwarzer. Qu’il s’agisse de commerçants, de professions libérales, de fonctionnaires, ou même de femmes au foyer dans les familles où il y a de nombreux enfants, on pourrait dire que tous sont représentants d’une classe moyenne dont l’importance numérique, dans l’Algérie contemporaine, n’est certainement pas un fait anodin. En dehors des traits spécifiques, qui caractérisent chaque culture et son héritage culturel, cette classe moyenne ressemble beaucoup à celles qu’on peut trouver en Europe et en Amérique, et sans doute aussi sur d’autres continents. Ce ne sont pas des parvenus et on n’y voit pas de gens qui se seraient enrichis ostensiblement par des trafics illicites —la déplorable corruption. Tous et toutes accordent beaucoup de soin à préparer l’avenir de leurs enfants, et sont convaincus du rôle déterminant joué par l’éducation à laquelle ils veillent soigneusement, les études supérieures étant considérées comme un must pour garçons et filles.
S’agissant de la religion, la journaliste semble n’avoir rencontré que des gens qui étaient (ou plutôt qui sont, car c’est d’un état des lieux tout à fait actuel qu’il s’agit) si l’on peut dire normalement musulmans, attachés à la pratique religieuse mais sans prosélytisme ni ostentation. Personne ne se déclare non croyant, même ceux et celles qui se permettent quelques manquements occasionnels et ne mettent pas que du thé dans les théières. L’avis unanime est que les années noires ont été une horreur et que personne n’en veut plus. Ma famille algérienne confirme ce qu’on sait plus ou moins, non seulement l’amputation considérable subie par l’Algérie du fait des massacres et des morts, mais aussi en raison des très nombreux départs de ceux qui ont fui, notamment au Québec pays tranquille, accueillant et de plus francophone. Une des questions qu’on se pose dans la « famille » concerne les retours éventuels de ceux qui sont partis, ce qui va de pair avec le désir de se stabiliser , si toutefois l’état du pays permet qu’on y vive enfin paisiblement.
Les propos recueillis par l’auteure du livre donnent le sentiment qu’on a affaire à une population raisonnable et dont on comprend les motivations. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’elle n’évite pas les sujets qui pourraient fâcher ou du moins mettre mal à l’aise—par exemple la pénible affaire des agressions sexuelles en masse commises par des Maghrébins à Cologne pendant la nuit du Nouvel An 2016. A aucun moment on ne sent dans ce livre une sorte d’obsession raciste ou raciale, dont on sait pourtant qu’en Allemagne aussi elle caractérise les partis d’extrême-droite. Comme c’est le cas en France, où tout ce qui touche à cette question est aggravé par les souvenirs d’un passé encore proche et qui a du mal à passer, celui de l’époque coloniale et de la Guerre d’Algérie.
C’est en cela que le livre d’Alice Schwarzer permet au lecteur français d’intéressantes comparaisons. Les peuples ne vivent pas que d’opinions exprimées, l’existence des inconscients collectifs est indéniable, l’Allemagne se débat avec le sien qui pour des raisons historiques n’est pas le même que celui de la France. Dans les relations d’Alice Schwarzer avec sa « famille algérienne », on ressent une sérénité et une empathie joyeuse qui font le charme de cette enquête. C’est probablement moins facile quand interfère l’existence d’une culpabilité plus ou moins consciente dont la source est dans une histoire qui aura bientôt deux siècles.
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 36, septembre 2019)