« MÂLE DÉCOLONISATION » de Todd Shepard (Payot 2017)

Notre association s’est jointe à divers partenaires pour organiser plusieurs rencontres avec Todd Shepard dans notre région. L’historien américain a suscité un remarquable intérêt auprès des divers publics venus l’écouter et échanger avec lui. Cet intérêt provient probablement du fait que d’une part il aborde l’histoire franco algérienne après l’indépendance, ce qui un sujet finalement assez peu abordé en France, au moins pour des œuvres destinées à un large public. De plus son approche mêlant les disciplines, histoire, bien sûr, mais aussi sociologie et anthropologie, étude des médias… permet un regard non conventionnel et parfois dérangeant sur l’impact dans la société française de la fin de l’ère coloniale.
« Mâle décolonisation », après « 1962 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France » porte sur notre pays et les débats politiques, intellectuels et culturels qui l’ont secoué pendant 20 ans un regard scrutateur qui ouvre vers bien des questionnements peu fréquents chez nous. Le premier ouvrage, tiré de la thèse de l’auteur, montre comment en très peu de temps, l’indépendance de l’Algérie a transformé les institutions françaises, et introduit de façon nouvelle les critères ethniques et religieux dans l’accès à la nationalité française : voir notamment le traitement différencié appliqué aux juifs du Mzab, rapidement francisés de manière dérogatoire, et le refus initial de reconnaître la nationalité française aux supplétifs rapatriés…
Un passage de ce livre est en quelque sorte le point de départ du deuxième : c’est celui consacré à l’image sexualisée donnée des pieds noirs notamment par certains auteurs de gauche, en particulier Pierre Nora. Ce dernier décrit l’Algérie française comme un « pays où la seule valeur reconnue est l’exhibition d’une supervirilité physiquement exacerbée ». Todd Shepard y relève quantité d’éléments d’archives où la terminologie sexuelle est largement utilisée pour exprimer le positionnement politique des uns et des autres. La nouvelle gauche alimente particulièrement ce registre de l’anormalité sexuelle des européens d’Algérie. Il expliquera lors des rencontres organisées autour de ses livres et de son approche d’historien que cette moisson d’éléments concernant le groupe des pieds noirs avait déclenché la recherche aboutissant à son deuxième livre.
Mâle décolonisation illustre et analyse avec une abondance de sources comment la période 1962/1978 a été caractérisée par une hypersexualisation de la représentation de l’ « homme arabe », à l’opposé de l’image fantasmée orientaliste longtemps liée aux pays du Maghreb, et faisant au corps des femmes une place prépondérante. Cette référence sexuelle au mâle arabe touche de nombreux milieux et courants d’opinion. Elle prend place dans des écrits politiques, dans la littérature, dans le cinéma… Pour qui, comme c’est mon cas, auraient pu passer à côté de cette exacerbation, l’argumentation et l’accumulation des références fournies par l’auteur finissent par convaincre, même s’il y a certainement un effet de loupe à rapprocher des éléments épars. La simultanéité de cette représentation érotisée de cet « autre » et de la révolution sexuelle dont mai 68 allait être un signal majeur est soulignée par l’auteur est donne à réfléchir.
Ce livre se veut une tentative de « faire converger des histoires culturelles denses, des aspects du fait colonial et une histoire plus large, celle des histoires connectées ».
Il aborde successivement la phraséologie sexuelle de l’extrême droite, la vision politique des homosexuels, notamment dans les organisations d’extrême gauche où certains se sont engagés dans cette période en vue d’une émancipation, la façon dont les catholiques sociaux abordent le sujet de la lutte contre la prostitution et les arguments mis en avant, l’argumentaire politique construit un temps autour de la sodomie, les débats autour du viol dans les organisations féministes françaises. Ce survol du sommaire montre à lui seul combien le sujet abordé par le livre a concerné de nombreux pans de la société française.
Pour l’extrême droite, marginalisée jusqu’au début des années 70, l’imagerie employée va de l’humiliation sexuelle subie par la France à cause de de Gaulle, à, déjà, la menace d’invasion alliée à l’image de l’Algérien violeur, alimentée par des tracts, des articles dans Minute ou dans Rivarol. Puis à l’approche de mai 68, ce seront les dénonciations très détaillées et imagées des étudiants gauchistes dénoncés pour leurs mœurs déviantes favorisées par la proximité de l’Université et le bidonville de Nanterre, de Genet (« Genet en pince pour le rouquin », Minute) et des Paravents à l’Odéon, des « minets » de Nanterre… Cela se prolonge après 1969 avec la reprise d’une partie de cette imagerie par des leaders de droite.
Curieusement cette imagerie trouve aussi un écho dans l’extrême gauche, notamment chez les militants du FHAR, front homosexuel d’action révolutionnaire, qui rapprochent luttes anticoloniales, antiracisme et conquêtes de droits sexuels. Se mêlent proximités dans ces combats, et proximités érotiques crûment revendiquées dans certains appels.
La période est ponctuée d’œuvres artistiques qui croisent le sujet de l’érotisation des relations entre français et arabes : « Les Ambassadeurs, film de Naceur Ktari, les livres de Rachid Boudjedra (la Répudiation, Topographie idéale pour une agression caractérisée), de Tahar Ben Jelloun (La plus haute des solitudes : misère affective et sexuelle d’émigrés nord-africains), la Bande dessinée de Slimane Zeghidour-Saladin Les migrations de Djeha, Diabolo-Menthe, Le dernier tango à Paris, Dupont-Lajoie… L’auteur explore toutes ces œuvres pour faire apparaître en quoi elles alimentent son propos et ont participé à l’arrière-plan fantasmatique que décortique ce livre.
Le sujet de la prostitution illustre abondamment le thème du livre. Entre les BMC financés par l’Etat et où régnait une discrimination organisée par l’Armée vis-à-vis des soldats maghrébins et des prostituées également maghrébines, la non application de la loi Marthe Richard dans l’Empire colonial, la dénonciation de l’apport au FLN des proxénètes algériens, supposés du reste rafler le marché, preuve de la dévirilisation de notre pays ( !), une même fantasmatique autour de la sexualité de l’Homme arabe est une sorte de fil rouge. Les abolitionnistes ont développé à l’envi la thèse que « la misère sexuelle des immigrés est une menace pour les femmes françaises ». Entre l’affaire du Fetich’s club et le mouvement des prostituées mené par Ulla à l’église de Saint-Nizier, la Ville de Lyon apporte plusieurs illustrations au propos de l’auteur. Dans le débat de l’époque le racisme anti-arabe est très présent quant à la clientèle choisie par les professionnelles. Les abolitionnistes liés au catholicisme social ont martelé pendant tout leur combat l’argument de la traite des blanches vers les pays arabes et le Maghreb…
Le chapitre sur la sodomie « pouvoir, résistance et sodomie » abonde de références de haut niveau, de Jacques Berque à Alain Finkelkraut et Pascal Bruckner avec leur « Nouveau désordre amoureux ». C’est surtout l’analyse détaillée du « Dernier tango à Paris », avec notamment des passages un peu oubliés de ce film qui le place bien au cœur du sujet.
Le viol est ensuite tour à tour abordé comme métaphore du racisme anti arabe, notamment dans le livre de Boudjedrah, et surtout dans le film Dupont-Lajoie d’Yves Boisset dans lequel un travailleur immigré est tué par les campeurs voisins mis en furie par l’assassinat de la fille de l’un d’entre eux par Dupont Lajoie (formidable Jean Carmet). L’auteur se livre ensuite à une minutieuse analyse de la prise en compte du sujet du viol « racialisé » dirions nous aujourd’hui, par les féministes. Le témoignage de Maï, militante féministe violée « j’établis le parallèle entre l’oppression subie par les femmes et celle subie par les peuples colonisés » est emblématique des débats idéologiques de cette période. Très forts sont aussi les extraits de la plaidoirie très politique de Gisèle Halimi dans un procès contre des violeurs. Et cette réflexion des féministes sur le sort différent fait aux violeurs selon qu’ils sont « puissants ou misérables », en particulier immigrés…
Dans sa conclusion, l’auteur juge que ces références aux arabes à la sexualité dangereuse font partie de l’histoire, remplacées dans l’imaginaire collectif depuis la révolution islamique iranienne par les musulmans, et l’oppression des femmes et des homosexuels. Il site pour terminer trois œuvres récentes qui redonnent vie sous un angle nouveau au thème de son livre : le film « Caché » de Mickael Haneke, le livre « Histoire de la violence » d’Edouard Louis, et « Meursault contre-enquête » de Kamel Daoud.
Un livre riche et complexe, qui personnellement m’a ouvert les yeux sur une lecture de l’histoire que je ne soupçonnais pas.

Michel Wilson

(texte provenant du N° 23, Juin 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)