« MON CHER ENFANT », film de Mohamed Ben Attia (2018)

On est très heureux que l’association Coup de Soleil ait accordé tous ses soins à ce film tunisien, qui mérite un vaste public par l’ampleur des problèmes qu’il aborde sous couvert d’en traiter un —l’unique qu’on cite toujours à son propos. Il est bien vrai que le jeune Tunisien du film appelé Sami, un garçon de 19 ans sur le point de passer son bac, quitte brusquement sa famille pour partir faire le djihad en Syrie. On est donc tenté de voir dans Mon cher enfant un des nombreux films récents portant sur ce qu’on appelle la radicalisation —celle des jeunes musulmans soumis à la pression des islamistes qui recrutent pour leur cause et pour les actions terroristes sur lesquelles elle s’appuie. L’exemple parfait de ce genre de film est celui de Philippe Faucon qu’on a pu voir en 2011 sous le titre La Désintégration, film tout aussi excellent que Mon cher enfant paru en ce mois de novembre 2018, un rapprochement qui nous amène à affirmer aussitôt que par ailleurs, les deux films n’ont rien de commun !
Car loin de se focaliser sur le problème de la radicalisation et sur la détresse des familles dont un « cher enfant » se jette irrésistiblement dans cette démarche suicidaire, le film de Mohamed Ben Attia ne cesse de s’ouvrir sur des perspectives sans cesse renouvelées, amenant le spectateur à se convaincre de plus en plus qu’il est embarqué dans une réflexion exigeante et inattendue, à partir de l’énigme que représente le départ de Sami. Le réalisateur fait preuve de tant de délicatesse, d’attention pour ses personnages et pour ses spectateurs, qu’on ne mesure pas d’abord à quel point son attitude pourrait passer, chez un autre, pour de la provocation. Car à aucun moment du film, ni avant son départ en Syrie ni pendant qu’il y vit en attendant de se faire tuer, la religion qui est supposée être le mobile de son départ n’est mentionnée. On n’assiste pas au moindre endoctrinement de ce garçon ni de ses camarades de lycée, avec lesquels il partage au plus une complicité d’adolescents unis par quelque petit secret. Finalement ses parents sont les seuls pour lesquels la religion est mentionnée, comme consolation à laquelle on les renvoie le plus banalement du monde après la mort de leur fils.
Pour le spectateur il est impossible de ne pas être saisi d’un doute : et si la tristement célèbre radicalisation n’était pas vraiment le sujet du film ? Si elle n’en était que le prétexte, l’un des aspects sans doute de ce que le réalisateur veut dire ou plutôt montrer sous des formes multiples. Et de fait c’est en cela que consiste la véritable recherche du film, celle à laquelle nous sommes entraînés à la suite du remarquable acteur qui joue le rôle de Riadh le père de Sami, un nom à retenir car il semble que ce soit un acteur rare, Mohamed Dhrif.
A dire vrai, l’enquête de Riadh sur son fils commence avant même le départ imprévu et bouleversant de celui-ci en Syrie. On dira à juste titre que ce père s’occupe un peu trop de son fils et que cet amour écrasant pourrait bien être une des causes de la tragédie ; mais ce serait tout de même très paradoxal et pas du tout convaincant d’en conclure qu’il aurait dû s’en occuper beaucoup moins ! En revanche c’est sans doute de l’impuissance de l’amour qu’il faut parler car il semble bien qu’elle soit le fil conducteur et thème récurrent du film. On ne peut rien pour ceux qu’on aime et c’est ici que vient à l’esprit la double formule si pertinente du psychanalyste Jacques Lacan :
« Donner de l’amour, c’est vouloir donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».
Ce que Riadh le père comprend tragiquement après avoir tenté de tout son amour, comme on dit, de ramener Sami à la maison, après l’avoir retrouvé de la manière la plus improbable et presque miraculeuse aux confins désolés de la Turquie et de la Syrie. Pathétiques et dérisoires les quelques paroles par lesquelles il essaie de le convaincre de rentrer à la maison où l’attend le supposé bonheur dont justement il ne veut pas, vivre comme ses parents, se marier etc. Riadh ne peut rien proposer d’autre à son fils qu’une sorte de réappropriation alors que c’est cela que Sami a voulu fuir, cela qui éclate encore dans les propos de la mère Nazli, lorsqu’elle apprend, du fond de sa douleur de mère abandonnée, que son fils s’est marié en Syrie et a eu un enfant « C’est tout de même mon petit-fils dit-elle, et il faut entendre toute l’insistance de ce « mon »aussi naïf que pathétique, qui illustre pleinement ce que dit à Riadh un vieil homme rencontré au cours de son voyage. Alors qu’il affirme ne rechercher que le bonheur de son fils, il s’entend répliquer par le vieux sage : « On dit tous cela, mais au fond, c’est notre bonheur qui nous importe ».
Ce qui vaut pour l’amour d’un père vaut aussi pour l’amour d’un couple, tel que celui de Riadh et de Nazli. Cette dernière ressent intuitivement, probablement de manière inconsciente mais d’autant plus dommageable, un malaise qui est en elle comme une blessure et un chagrin incapables de se formuler, jusqu’au moment où le départ de Sami lui en donne l’occasion. La révolte devient alors son unique raison d’être et la famille son unique refuge, de la manière la plus traditionnelle qui soit. Riadh, parce qu’il est un être exceptionnel, retrouve finalement une raison de vivre dans la camaraderie que crée le travail, et reporte sur les jeunes gens qui l’entourent un peu de l’amour impossible pour son fils.
Ce que Sami avait compris, mais au prix de sa vie et d’une culpabilité inexpiable vis à vis de ses parents tant aimés, c’est la vérité de cette formule si difficilement acceptable, mise en vers par le poète Blaise Cendras : « Quand tu aimes il faut partir ». Exigence qu’on dira invivable ; pour autant, la vie banalement réduite à quelques fondamentaux ne constitue pas une option plus fiable : c’est celle que propose à Riadh une de ses collègues de travail, qui veut croire aux bonnes vieilles formules, qu’il faut prendre la vie du bon côté, faire l’amour quand on peut etc. mais dont on apprend à la fin du film que son mari vient de la quitter, lui laissant le soin de s’occuper de ses filles et de son loyer !
On comprend pourquoi Mohamed Ben Attia est proche des frères Dardenne, pratiquant comme eux un cinéma dur et tendre qui ne juge pas et qui donne envie de vivre quoi qu’il en soit.
Denise Brahimi

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Un film lent, intimiste, qui montre l’enfermement au sein d’une famille moderne de la classe moyenne tunisienne. Plus que l’adolescent, personnage effacé et finalement mystérieux, ou la mère, craintivement paralysé, c’est l’homme vieillis qui attache le spectateur. Sa passion pour son unique enfant lui fait découvrir le monde inquiétant de la grande ville turque. Après le drame qui  brise sa famille, la lueur d’espoir lui vient en retrouvant la chaleur de son milieu professionnel perdu au moment de sa retraite.

Claude Bataillon

(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 28 de novembre 2018)