Le 1er juin 2018 à 18h30 à la librairie Arbre à lettres, 62 Rue du Faubourg St Antoine, Paris 12e, Coup de soleil participera à l’animation de la séance de présentation de l’ouvrage du sociologue Stéphane Beaud La France des Belhoumi. Affiche ci-dessous:

https://coupdesoleil.net/wp-content/uploads/2018/05/Débat-avec-Stéphane-Beaud-_-01-06-18.pdf

Rappelons à cette occasion un livre prémonitoire… et ancien: Younes Amrani et Stéphane Beaud, Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue. Suivi de Des lecteurs nous ont écrit, Edition La Découverte poche 2014 (première édition Cahiers libres 2004), 256 p.

La postface de Michel Beaud souligne l’originalité et l’actualité de la réflexion de Younes Amrani : ce « jeune beur »  est en 2002/ 2003 en train de devenir un « intellectuel » par sa passion de la lecture et de l’écriture, qu’il peut assouvir depuis son emploi dans une bibliothèque municipale de « province », où il est chargé de mettre en place la salle des ordinateurs et d’y accueillir « les jeunes ». Il parle « de l’intérieur » de la vie de quartier, des familles immigrées, des rapports garçons/ filles, de l’islam, du voile… Il dénonce la défaite des « intellectuels de gauche » qui jouent les prophètes de malheur et ne connaissent ces milieux que par la presse ou par leurs « amis qui enseignent en banlieue ». Le dialogue est passionnant entre le sociologue, qui pose des questions, « donne des devoirs à faire », et Younes qui tantôt se lance sur son ordinateur pour écrire d’une traite avec verve, tantôt déprime en réfléchissant à ses blessures d’enfant ou d’adolescent.

Et l’analyse détaillée de l’ouvrage tirée de la lettre de Juin 2018 de notre section Rhône-Alpes:

« Disons le d’emblée : le dernier ouvrage de Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, portraits de famille (1977-2017), est d’une totale originalité. Par sa démarche même, l’ampleur de son contenu, et la tonalité qui s’en dégage.
Stéphane Beaud, outre ses qualités d’analyste, est un sociologue intuitif, ouvert à l’inattendu, à l’improbable, en permanence disponible à la rencontre. C’est un sociologue du « fil en aiguille ». Cette capacité d’écoute et d’empathie, la confiance qu’il instaure avec ses interlocutrices/teurs , avaient déjà donné, en 2004, Pays de malheur (La Découverte), plus d’un an d’échanges quasi quotidiens, essentiellement via le Net, avec Younès Amrani, alors emploi-jeune dans une bibliothèque du côté de Lyon ou de Saint-Etienne (Beaud préserve toujours l’anonymat des êtres qui se confient à lui, et maquille leurs lieux de vie) : un témoignage brut, sans concessions, quasi-exhaustif,sur la vie d’un « jeune des quartiers » dans les années 1990/2000 ; un témoignage qui reste aujourd’hui une référence incontournable, en dépit des transformations ultérieures de la société française, entre autres à la suite des attentats de 2015.
Mais si la « mise à feu » des deux enquêtes se ressemble –dans les deux cas, une simple réponse à une demande, qui va entrainer les protagonistes bien au-delà de ce qu’ils imaginaient au départ- les différences d’ampleur des champs d’investigations de ces dernières sautent aux yeux : Pays de malheur « se contentait » de creuser le quotidien et la vérité d’un individu, fût-il générique et exemplaire. La France des Belhoumi embrasse l’histoire d’une famille entière –dix personnes en tout- et s’étend sur quarante ans de leur histoire, et de celle de la société française.
Un soir de juin 2012, dans le cadre d’une soirée organisée par une Mission locale de Seine Saint Denis, Stéphane Beaud est invité à parler des chemins d’intégration pris par les jeunes d’origine maghrébine, des réussites silencieuses comme des obstacles qu’ils rencontrent. A l’issue de la soirée, trois jeunes femmes l’abordent, trois sœurs. Nombre de phrases du sociologue ont fait écho en elles, elles ont envie de parler, de se raconter. Dès les premiers échanges, le temps du « pot » offert par la Mission locale, Stéphane Beaud perçoit l’importance de la rencontre, les richesses à venir qu’elle porte en elle. Lui dont les études précédentes ont, jusqu’alors, essentiellement concerné les « garçons » d’origine émigrée et l’espace social dans lequel ils se meuvent, se lance, « plonge » : il propose aux trois sœurs de les revoir en entretiens séparés, pour « démarrer par leur intermédiaire une recherche sur l’histoire de leur famille ». Accord immédiat, unanime, échange de numéros de portable : le premier entretien a lieu un mois plus tard, avec Samira, l’ainée, celle qui a pris la parole la première le soir de juin, et qui va devenir, aux dires même de Stéphane Beaud, son « alliée permanente », celle qui va entrainer peu à peu toute la famille derrière elle, pendant cinq ans, dans le tourbillon des sms, des appels téléphoniques, des échanges par mails et, bien évidemment, des heures d’entretiens, par dizaines…
Outre le père, arrivé seul en France en 1971, à 31 ans, et la mère, de dix ans sa cadette, qui l’a rejoint en 1977, la famille Belhoumi, installée à l’origine dans la banlieue ouvrière d’une petite ville de province à 400 km de Paris, comprend huit enfants : dans l’ordre des naissances, deux filles, trois garçons, puis de nouveau trois filles. Seize ans –une génération, au vu de l’évolution de la société française- séparent la naissance de Samira, l’ainée, (1970) de celle de Nadia, la « petite dernière »(1986). Les trois premiers enfants sont nés en Algérie, les autres en France. En 1978, le père, ouvrier du bâtiment, obtient, suite à des infections pulmonaires répétées, un statut d’invalidité permanente. La famille va vivre pendant des années une période de grande précarité financière, avec 80% du Smic paternel et les aides familiales, jusqu’à ce que la mère finisse par trouver un emploi.
Ce qui intéresse avant tout Stéphane Beaud, c’est la fratrie Belhoumi, le parcours individuel de celles et ceux qui la composent. Parcours différents, parfois contrastés : huit histoires qui ne cessent de croiser « la grande », huit histoires qui témoignent d’un processus d’intégration en voie de construction. Au-delà des chemins empruntés – le livre, ce n’est pas le moindre de ses attraits, recèle une très forte part de romanesque-, au-delà des obstacles plus ou moins difficilement franchis, deux constatations s’imposent: 1/ à une exception près, la famille a su éviter tous les pièges tendus aux « enfants de l’immigration » – le piège dans lequel est tombée l’ « exception » a lui-même été été dépassé ; 2/ Il n’y a pas de chômage dans la famille Belhoumi, quelle que soit la variété des métiers exercés et les formes différenciées de socialisation qui apparaissent clairement entre filles et garçons : tous les Belhoumi sont bien, malgré tout, dans « la réussite ».
Enquête chorale, kaléidoscopique, dont on ne peut ici, rendre compte dans toute sa richesse et sa complexité, La France des Belhoumi est avant tout l’histoire d’une ascension sociale individuelle et collective, d’une « intégration silencieuse » (Le Monde, 30 mars 2018). C’était, dès le début de l’enquête, le souhait de Samira –et ce fut la raison de son engagement ultérieur dans le projet : « changer l’image de l’immigration, trop souvent synonyme de problèmes ». On est loin, de fait, de toute posture victimaire, loin de toute dramatisation. Faut-il, pour autant, y voir « une famille semblable à tant d’autres » (Le Monde, encore) ?
Ce qui frappe –et très souvent émeut- dans la découverte progressive que le lecteur fait de l’histoire de cette famille, c’est à la fois la force et la fragilité de celle-ci. Au fur et à mesure que Stéphane Beaud énumère et analyse tous les éléments qui, pierre après pierre, parfois infimes en apparence, ont permis-et parfois freiné- la « réussite » de l’intégration-professionnelle et « matrimoniale »- des membres de la fratrie (présence attentive des parents, quartier d’enfance, école à forte mixité sociale, poids de la précarité, taille de l’appartement, regard des enseignants, influence des copains, poids du groupe, couleur politique de la ville, etc.) et si l’on inscrit en contrepoint de tous ces éléments les dimensions d’une société en pleine mutation (chômage, évolution de l’école, retour du religieux, attentats…), on se surprend souvent à jouer au petit jeu de l’uchronie (la fameuse longueur du nez de Cléopatre…), à se demander quel eût été le destin de chacune et chacun des membres de la famille si… Questionnements vains, qui pourraient évidemment s’appliquer à toute famille, mais qui s’imposent ici avec une force et une récurrence toutes particulières . Pour ne prendre qu’un exemple : Stéphane Beaud insiste sans cesse sur le rôle déterminant, fondateur, des deux « locomotives » de la fratrie, Samira et Leila, les deux sœurs ainées, soutiens permanents, soutiens de famille et soutiens affectifs, concrets, présences protectrices, références et modèles pour tout le reste de la fratrie. Que serait-il advenu si le hasard des naissances avait fait d’elles des cadettes au lieu d’en faire des ainées, et si elles avaient eu à « subir » l’autorité d’un grand frère ? Il y a, dans le livre, des pages particulièrement nourrissantes sur le « poids du genre », les rôles assignés traditionnellement aux filles –les destins matrimoniaux, entre autres-, sur la mansuétude nettement plus laxiste qui entoure les garçons, et les différences de socialisation qui en résultent. Samira et Leila, chacune à sa manière, ont, contre vents et marées mais surtout en misant leur avenir sur leurs études, su gagner leur indépendance, professionnelle et amoureuse ; les garçons, plus choyés, plus libres, plus sensibles aux « effets de quartier » -mais également plus violemment confrontés que leurs sœurs aux discriminations- ont eu un parcours scolaire et une intégration professionnelle plus difficiles.
La grande histoire va rattraper l’enquête de Stéphane Beaud, et fragiliser le bel édifice patiemment construit par les Belhoumi : les attentats de 2015 prennent la famille de plein fouet, et font apparaitre des clivages internes (que Stéphane Beaud analyse très finement en les contextualisant) : les trois sœurs parisiennes rencontrées en juin 2012 seront à la manifestation du 11 janvier ; les autres membres de la fratrie se diront « pas trop Charlie ». Dans les semaines et les mois qui suivent, tous ressentent, dans leur quotidien, les changements à leur égard. La suspicion, les amalgames. De nouvelles formes d’hostilité –au travail, dans la rue, sur le Net- que chaque nouvel attentat ravive et accroit. Là encore, la violence est plus fortement ressentie par les hommes de la fratrie que par leurs sœurs. Mais aucun membre de la famille n’y échappe. Le livre, dont la démarche a consisté avant tout à « mettre à jour une trajectoire d’ascension sociale », s’achève ainsi sur une note plus sombre : Stéphane Beaud compare à juste titre l’effort des Belhoumi pour rejoindre le « club France » –et, à travers eux celui d’un très grand nombre de familles françaises de culture musulmane, notamment issues de l’immigration algérienne- à un travail de Sisyphe, chaque nouvel attentat depuis 2015 les faisant dégringoler de la  « montagne intégration » qu’ils se voient obligés de gravir à nouveau.
En 2002/2003, les échanges directs sur le Net entre Stéphane Beaud et Younes Amrani se faisaient dans la plus grande discrétion : dix ans après la parution de Pays de malheur, l’anonymat de son auteur restait encore totalement préservé, et sa démarche ignorée de sa famille et de ses proches mêmes. A l’opposé, le pacte passé en 2012 entre Stéphane Beaud et les trois sœurs nécessitait une circulation d’informations constante entre les membres de la famille, afin que nul(le) ne reste à l’extérieur de l’enquête en voie d’élaboration. Il fallait pour ce faire un personnage/relais, unanimement reconnu et respecté au sein de la fratrie, pour relancer, vaincre certaines réticences : Samira, toujours elle, sera cette messagère sans faille, sans laquelle l’entreprise eût sans doute avorté.
Ainsi, à partir de 2012, la vie chez les Belhoumi a été, à des degrés divers mais sans exception, accompagnée, questionnée et, pour certain(e)s, transformée par l’ « intrusion » de celui que l’un des fils nomme, avec une légère ironie, « l’écrivain ». L’enquête, par son mouvement permanent, la circulation incessante des informations en interne, a fait bouger les lignes au sein de la fratrie, aidé à renouer des liens parfois distendus (vies différentes, géographiquement éloignées les unes des autres) Depuis sa parution -mars 2018-, le livre, on le sait, a été lu par chacun(e). Sauf par le père, à qui les enfants le rapportent, en lisent des passages. La mère, de son côté, le découvre à son rythme, et en a commandé deux exemplaires, pour un ancien employeur et pour une voisine. Discussions, échanges, fierté : « il y avait urgence à nous raconter, nous les silencieux » affirme Samira. Mission accomplie.
Au bout des 350 pages que constitue l’enquête de Stéphane Beaud, on s’est attaché aux Belhoumi ; on a envie de savoir la suite. De les retrouver dans cinq, dans dix ans. On se surprend à faire des vœux pour eux. On sait, par ailleurs, que Stéphane Beaud possède des dizaines d’heures d’entretiens qu’il est loin d’avoir tous livrés. On aurait pu en lire davantage. On espère pouvoir le faire un jour.
Pour l’heure, il s’agit de faire en sorte que le livre sorte des cercles des lecteurs d’ouvrages de sociologie. De trouver des espaces/publics permettant de confronter l’histoire des Belhoumi à celles d’autres familles, de constater ce qui les réunit et ce qui les distingue. De lui permettre de faire des vagues, de favoriser l’éclosion d’autres paroles. Stéphane Beaud a déjà commencé. Depuis un mois, il rencontre des lycéens de villes de la banlieue parisienne, raconte, écoute : les réactions sont passionnantes…
D.L.

Voir aussi: http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1996_num_24_1_1397