« LES ORPHELINS DE CONSTANTINE EN HAUTE-SAVOIE 1959-1962, des pas dans la neige »
(Paris, éditions Non Lieu, 2018) Tatiana Benfoughal, Alban Bogeat, Jocelyne Jacquard

Les auteurs dont les noms sont cités en couverture du livre en ont pris l’initiative et ont largement contribué à l’écrire, cependant beaucoup d’autres sont présents pour des extraits plus ou moins longs et plus ou moins nombreux, notamment les « orphelins de Constantine » évoqués dans le titre et qui sont les principaux personnages de cette histoire. Sont également convoqués quelques spécialistes de l’histoire du Maghreb en tant que cautions scientifiques mais le livre ne se veut pas historique ni politique, sinon indirectement, et la seule des sciences sociales et humaines qui s’y trouve revendiquée est l’anthropologie. Par ailleurs le livre est illustré de très nombreuses photos qui ont valeur de documents et soutiennent les témoignages individuels en leur conférant un aspect humain très concret, ce livre ne visant que très peu (dans quelques pages de la conclusion) à un apport théorique. Le sous-titre « des pas dans la neige », veut sans doute renforcer ce caractère concret, et il a de plus une valeur poétique, mais il faut bien reconnaître que pour les enfants et adolescents d’origine algérienne (c’est ainsi que l’on dirait aujourd’hui) qui sont les principaux personnages du livre, la neige n’a pas été une découverte due à leur venue en Savoie, car elle ne manque pas dans la région de Constantine d’où ils sont tous originaires. Il est vrai que l’histoire qui nous est contée commence en été, l’été 1959, et n’était pas destinée à durer comme elle l’a fait pendant quelques hivers—ce qui a entraîné la nécessité de leur fournir, dès la première année, une garde-robe adaptée !
La venue de ces jeunes garçons en Haute–Savoie pendant l’été 1959 n’a rien d’extraordinaire, bien au contraire, c’était l’usage, au temps de l’Algérie encore française, d’en envoyer un certain nombre en divers endroits de France dans le cadre de colonies de vacances, ce qui n’impliquait nullement une adaptation à des habitudes et à des mœurs qu’il avaient à peine le temps d’entrevoir. La particularité de la colonie de vacances qui est à l’origine de cette aventure humaine est qu’elle cesse très vite d’en être une, en tout cas pour un petit groupe de ces garçons qui ne retournent pas en Algérie, sans que les raisons de la décision prise à leur sujet soient tout à fait claires, ni pour eux ni pour nous. Vingt d’entre eux sont restés au terme du premier été, rejoints par sept autres l’année suivante. L’Algérie de l’époque, certes, selon un mot d’ordre connu, c’était (encore) la France, néanmoins entre la vie à Saint-Jeoire-en-Faucigny, petite ville de Haute-Savoie et la vie qu’avaient connue auparavant ces adolescents dans un orphelinat de Constantine, on imagine bien l’énormité des différences. Un nouveau sujet d’étonnement est donc que ces garçons se soient adaptés très simplement à cette nouvelle vie et qu’aucun d’entre eux semble-t-il, à aucun un égard, ne s’en soit jamais plaint, bien au contraire.
Sur la différence entre les deux lieux, le livre apporte un bon nombre d’éléments, constituant par exemple sur Saint-Jeoire une véritable petite monographie bien documentée. Mais c’est surtout l’accueil, simple et sans réserve, fait par les habitants de cette petite ville aux nouveaux arrivants, qui paraît remarquable aujourd’hui, en notre époque de grande tension à l’égard des migrants. Côté algérien, la position parvient à rester nuancée. Il est vrai que les enfants venaient de ce lieu bien particulier qu’est un orphelinat, et que l’évocation de celui où ils avaient vécu à Constantine ne saurait être flatteuse, mais la description qui en est faite n’est pas tire-larmes, et on se dit qu’il pouvait difficilement en être autrement. Quoi qu’il en soit, à Saint-Jeoire ces jeunes Algériens ont la joie de découvrir ce qu’il en est de la vie familiale, celle qu’on dirait normale et qui est la même pour eux que pour leurs petits camarades savoyards. Ce qui fait que tout conduit à penser que cette expérience, bien que ce ne soit pas tout à fait le mot qui convient (car il n’y a eu chez personne en cette affaire la volonté d’expérimenter) a été une réussite. Et sans aucun doute une réussite inespérée, étant données les circonstances et le moment où elle a lieu. Car de 1959 à 1962, on ne peut imaginer un pire moment historique pour le « vivre ensemble » entre Algériens et Français.
Lorsque cette terrible guerre s’achève, le nouvel Etat algérien cherche à récupérer tous ses ressortissants qui vivent en France, dont les « orphelins de Constantine » qui pour la plupart retournent en Algérie à la fin du mois d’août 1962. Les effets de ce retour sont inégaux, d’autant que la documentation à cet égard est partielle. Il est certain que le nouveau gouvernement algérien a fait de grands efforts pour qu’un grand nombre de jeunes gens destinés à assurer l’avenir du pays soient envoyés en formation dans plusieurs pays étrangers. Certains des « orphelins » en ont bénéficié, d’autres ont souhaité à plus ou moins court terme revenir en France mais les formalités administratives ont été considérables, et le livre rapporte un cas au moins illustrant la longueur et la difficulté des démarches. A plus long terme, il apparaît que certains d’entre ceux qui vivaient en Algérie ont particulièrement mal supporté la décennie noire ou plutôt la volonté féroce de leur inculquer le mode de vie islamiste—du fait que celui-ci impliquait, par-dessus tout, le renoncement à tout ce qu’ils avaient aimé et apprécié pendant leur séjour en France.
Une fois franchie cette terrible étape, le livre en vient à un bilan apaisé, « par-delà les années », d’où il ressort que pour ceux qui y ont participé— du moins pour les survivants car le temps a désormais fait son œuvre—l’histoire un peu improbable et pourtant vraie des orphelins de Constantine a joué dans le sens d’une ouverture d’esprit et d’une amitié maintenue, par delà les événements contraires, les frontières et les nationalismes exacerbés.
Globalement le livre est touchant, apparemment modeste dans ses ambitions, mais profond par les réflexions qu’il suscite, au-delà même de l’anthropologie.
Denise Brahimi

(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 29 de décembre 2018)