Maghreb-Orient des Livres 2020

Vents de révolte : Algérie, Liban, Irak

 

ALGERIE – Mustapha Benfodil, reporter au quotien El Watan, auteur de Alger, journal intense(2019)

Le mouvement de contestation a débuté le 22 février 2019 en Algérie. C’est une contestation inédite dans sa forme (non violente), son niveau de participation et sa longévité (tous les vendredis + le mardi pour les étudiants). Son leadership n’est pas structuré – ce qui réduit notamment le risque d’arrestation, mais à un moment, il va falloir formaliser le passage à un nouveau modèle.

La contestation s’est un peu affaiblie depuis décembre. Une partie de l’opinion considère qu’il faut une période de grâce pour laisser le nouveau président travailler. Le pouvoir en place fait aussi appel à des considérations économiques, pour effrayer les manifestants.

Les manifestants veulent diminuer le pouvoir présidentiel, mais surtout changer ce système bicéphale avec un pouvoir institutionnel et un pouvoir réel (qui tire les ficelles derrière).

LIBAN – Joumana Haddad, militante, journaliste et auteur de Le livre des Reines(2019)

Si on prétend que la guerre et les divisions au Liban, qui ont débuté en 1975, se sont arrêtés en 1990, elles ont continué sous plusieurs formes. Cela s’est notamment traduit par une absence d’espace donné aux nouvelles voix dans la politique.

Quand la révolution éclate le 17 octobre, elle est transversale, portée par plusieurs groupes différents, toutes les classes sociales, mais surtout beaucoup de jeunes. Ce sont les jeunes qui ont porté cette révolution. Ils ont dû affronter trois formes de découragement, l’une après l’autre :

  • Des doutes répandus par la classe politique sur le financement et l’origine de ce soulèvement, insinuant que l’Occident, les US ou Israël seraient derrière. Ces accusations absurdes n’ont pas marché du tout.
  • La peur, répandue par la violence de la part des forces de l’ordre, des milices de certains partis (partis chiites) qui ont essayé d’intimider les révolutionnaires. Là aussi, ça n’a pas marché.
  • La menace de guerre (« vous êtes en train de déclencher une nouvelle guerre au Liban »). Là aussi c’est tombé à l’eau.

Un nouveau gouvernement a été formé pour mieux représenter les intérêts des libanais. Mais malgré ce nouveau gouvernement, rien n’a changé. Chaque parti a considéré qu’il avait droit à 1 ou 2 morceaux du gâteau. La main de la Syrie et du Hezbollah reste très présente dans ce gouvernement aussi. Le parlement doit faire un vote de confiance mardi et nous allons tout faire pour qu’il ne passe pas.

Cela fait quatre mois que nous sommes dans la rue pour réclamer nos droits fondamentaux et une amélioration de la vie. Ces dernières années, les améliorations n’ont jamais eu lieu (sur l’électricité), malgré le financement des gouvernements occidentaux aux gouvernements libanais successifs. Les manifestants revendiquent le droit à un État laïque, non contaminé par le système confessionnel, qui régit maintenant le système politique mais aussi la vie privée des citoyens.

Je crois qu’il faut nous organiser un peu plus, former une sorte de structure. Ce sera dur de convaincre les gens que la révolte est nécessaire si cela ne donne pas un début de résultat. Il faut mettre en place un début de structure pour pouvoir former une vraie résistance face à cette résilience insolente que ces ahim ont pour ne pas lâcher le pouvoir qui est pour eux une vache qui leur donne des millions de dollars.

C’est trop réducteur de dire que la révolution avait commencé avant la taxe WhatsApp. Avant le 17 octobre, la crise économique avait commencé. Mais c’était la goutte qui a fait déborder le vase.

Il y a une accélération de la crise économique du pays et un écroulement financier. Jusqu’à présent, le système financier assurait une forme de cohésion au pays en reversant des taux d’intérêt élevé. Beaucoup de libanais ont mis leur économie à la banque et risquent de tout perdre. Nous nous en sommes au point où certaines banques donnent seulement 100 dollars par semaine à des gens qui ont mis toutes leurs économies.

Ce sont des punitions qui s’abattent sur les citoyens. On essaye de faire des poursuites en justice pour récupérer de l’argent qui a été placé en Suisse. Le pouvoir a d’ailleurs essayé de blâmer la contestation pour la crise économique.

Contexte régional tendu entre l’Iran et les US, travail de fonds effectué par le Hezbollah pour re-confessionnaliser les relations politiques.

Travail presque humanitaire pour pouvoir conforter les victimes de la crise économique. Ce n’est pas chiites contre sunnites (même si le pouvoir a essayé d’utiliser cet argument). Les manifestants savent désormais quels sont les boutons sur lesquels le pouvoir va appuyer pour essayer de diaboliser la révolution. Le pouvoir croit qu’il est toujours dans ce Liban confessionnel où il peut jouer sur la peur de l’autre. Alors que la rue est dans un Liban plus uni, qui n’a aucune sensibilité confessionnelle qui puisse être investie par le pouvoir. Le Liban a changé.

On ne peut pas se permettre du pessimisme. Parmi 128 députés, nous avons une seule député de l’opposition, qui appartient à la coalition de la société civile. Il n’y a que 6 femmes.

Quel Liban voulons nous ? Un Liban iranien à travers la main du Hezbollah ? Un Liban wabahiste à travers la main de l’Arabie Saoudite ? Un Liban baassiste à travers l’héritage de Bachar al Assad ? Ou un Liban libanais ?

IRAK – Charles Thépaut, auteur de Le monde arabe en morceaux(2017)

L’Irak, c’est 3 décennies de guerre ininterrompue. Système ultra-violent basé sur des bases confessionnelles. État reconstruit sur des bases ultra-libérales après l’intervention US.

On a observé ces dernièrs mois des choses vraiment nouvelles. Dans le cas irakien on a l’illustration d’un phénomène national très particulier et des constantes. Colision entre une crise sociale profonde et des tensions politiques assez similaires à celles observées au Liban. Eclatement d’une certaine ambiguité sur la distance entre le pouvoir réel et le pouvoir institutionnel. Tout le monde savait que le pouvoir réel était détenu par d’autres acteurs. Les mouvements actuels essayent de dénouer ce fil là.

Manifestations sans précédent en Irak ces dernièrs mois. Colère sociale très ancienne dans les pays évoqués. Protestations sociales en Irak à Bagdad en 2014, 2015… Historique de mobilisation sociale aussi fort que dans d’autres pays. Vu de France on dirait que la mobilisation sociale est secondaire car il y a la lutte contre le Daesh, mais sur le terrain c’est important.

Série de manifestations depuis 4 mois qui sont pacifiques et revendications nationalistes.

  • 60% de chiites
    20% de sunnites
  • 15% de kurdes
  • Quelques minorités

Ce fait a été gravé dans la constitution en 2003, ce qui donne à telle ou telle communauté des postes dans le gouvernement et a confessionalisé un certain nombre de sujets.

Les revendications sont nationalistes et concerent la dignité, la lutte contre la corruption et des opportunités économiques. Ca s’appelle l’Etat de droit. Les manifestants sont jeunes (Mais En Irak 70% de la population a moins de 30 ans.)

Répression assez féroce. On ne sait pas vraiment qui est responsable de cette répression. Qui est le donneur d’ordre ? pour les manifestants, la cible est encore plus dure à trouver que dans d’autres pays. Qui doit-on faire démissionner ?

Le gouvernement d’intérim n’a pas les pleins pouvoirs. Incapacité inconstitutionnelle à répondre directement aux revendications de la rue. La grande majorité des villes concernées par ce mouvement sont des villes chiites notamment au sud du pays et à Bagdad (devenue une ville majoritairement chiite). Cette identité confessionnelle ne contredit pas les revendications des manifestants qui concernent l’Etat de droit.

Comme en Algérie et en Liban, difficulté de convertir la manifestation. Une fois que le message de la rue a été exprimé clairement, comment on le convertit en changement institutionnel. Pour éviter les noyautages, pas de structure des manifestations. C’est ce qui permet au mouvement de durer mais cela lui empêche de fournir des recommandations. Est-ce qu’on commence par des élections, par des mesures concernant l’électricité, etc. Le mouvement n’a pas accès aux institutions. Si on avait des élections anticipées et un nouveau gouvernement Irak, il n’est pas du tout certain que les manifestants puissent être mieux représentés.

Pourrissement de la situation. La légitimité des manifestants n’est pas en jeu mais c’est leur capacité à convertir, à transformer l’essai qui l’est.

La tension entre les US et l’Iran est à son comble avec une politique de pression maximum pour faire arrêter tout enrichissement à l’Iran. L’Irak s’est trouvé être le terrain d’expression de cette tension avec l’assassinat de Souleimani. Paroxysme d’incidents qui ont eu lieu tout au long des 6 derniers mois. Impact économique sur l’Irak qui sert de sas à l’Iran. Le géopolitique et l’économique sont mêlés.

Clôture d’une séquence commencée en 2003 et que les manifestants essayent de clôturer pour ouvrir une nouvelle page. Slogan des jeunes manifestants : nous voulons une patrie.

L’État irakien est le 1epourvoyeur d’emplois en Irak. C’est difficile pour des gens ayant grandi dans un appareil étatique centralisé avec une économie dirigée d’imaginer une autre forme d’économie. La phase de transition nécessaire, selon le consensus des économistes, c’est l’austérité. Couper les emplois publics, arrêter les subventions publiques pour le pain et l’électricité. Le soutien social pour l’austérité est très difficile à trouver, surtout quand les gens se font taper dessus au jour le jour.

A Mossoul, à l’époque, quand les sunnites sont allés manifester, le pouvoir a tiré avec l’artillerie lourde.

L’émergence de Daesh est un facteur aggravant. Les cellules de Daesh existent encore à Mossoul et ailleurs et il y a une suspicion des forces de sécurité face aux sunnites. Cela empêche beaucoup de sunnites de prendre la rue et d’aller manifester. Cela ne veut pas dire que la contestation majoritairement chiite n’est pas soutenue par les sunnites et les kurdes. C’est vraiment un mouvement irakien. Les mossouliotes soutiennent le mouvement (mais ne le diront jamais).  (Raphaël Olivier-Mrejen)

Le rôle des institutions religieuses chiites est très important. Des ayatollah comme l’Ayatollah Sistani, sans être des acteurs quotidiens de la politique, font passer des messages politiques chaque vendredi. Autorité morale religieuse qui tient des discours très nationalistes : refus de l’ingérence extérieur, mais aussi, ce qui peut surprendre les observateurs extérieurs, pas d’agenda islamiste.

Quel part du religieux dans les institutions ?

Quelle part du religieux dans les discours politiques ?

Quel part du religieux dans les choix politiques ?

On observe sur les réseaux une capacité à mêler une identité religieuse et une identité politique laïque. Si la religion est une autorité morale, il y a des propositions politiques laïques.

Beaucoup de débats en France en 2012-13 sur l’hiver islamiste mais il faut faire attention aux différentes situations nationales et aux différentes couches de lecture.

Internet n’est plus réservée à une élite et on voit fleurir des pages Facebook où il se dit tout. Des gens qui se disent athées.