« VOLUBILIS » film marocain de Fawzi Bensaïdi, 2017
Ce film a semble-t-il bien du mal à trouver sa distribution en France et c’est très dommage, car dans l’importante production marocaine de ces dernières années, c’est certainement l’un des meilleurs, qui touche par son intensité dramatique et par la complexité de ses personnages : ceux-ci, loin d’être des marionnettes au service d’une démonstration, semblent doués d’une vie propre, à la fois exemplaires et originaux.
Leur exemplarité renvoie à la société qui pèse sur eux et détermine toute leur existence en dépit de leurs efforts bouleversants pour se battre contre elle—lutte du pot de terre contre le pot de fer, dont on a vite compris qu’elle est vouée à l’échec. Cette expression populaire peut être reprise sous une forme plus récente, celle qui lui a donnée le marxisme parlant de la lutte des classes. C’est exactement de cela qu’il s’agit, sous une forme tellement visible et implacable qu’elle prend à la gorge. Le jeune couple que forment Abdelkader et Malika appartient aux classes pauvres de la population citadine, ici dans une ville du Nord, Meknès (proche des ruines romaines de Volubilis qui donnent son nom au film). Encore ont-ils un travail, si mal payé soit-il, jusqu’au moment où Abdelkader perd le sien dans des conditions dramatiques. Cette perte n’est d’ailleurs pas un hasard, c’est l’instabilité qui est la règle et l’absence de toute protection (l’existence de syndicats n’est qu’un souvenir dérisoire dans la tête d’un ivrogne), d’où l’insécurité, la peur permanente dont Malika parle très lucidement, et l’obligation d’une soumission totale aux porteurs du pouvoir dont on dépend. Le recours à Marx semble s’imposer car s’il est vrai qu’on connaît désormais dans l’Occident dit évolué des formes de capitalisme qui ne le sont pas moins (néanmoins reconnaissables !), il semble qu’au Maroc on en soit encore au stade qu’on pourrait dire « marxien », caractérisé selon sa définition officielle par « des structures lourdes d’un capitalisme qui broie tout sur son passage dès qu’apparaissent les premiers signes de la révolution industrielle ». Il est probable que dans cette société le modèle du pouvoir reste encore le féodalisme qui historiquement n’est pas si loin. Celui-ci implique une très grande brutalité dans les mœurs, et notamment sous une forme physique l’usage des châtiments corporels, dont Abdelkader subit l’humiliation. Une modernisation conforme au modèle capitaliste en a pris le relais sans transition et chaque bourgeois, qu’il appartienne à la sphère publique ou privée, (le plus souvent mêlées l’une à l’autre), est en fait un « grand » bourgeois qui accumule par tous les moyens un argent considérable, sans la moindre retombée sur les couches inférieures de la société. Pas la moindre idée des droits de l’homme, c’est évident (à cet égard, pas de changement apparent depuis le règne du précédent Roi, pourtant mort en 1999) et pas la moindre trace du « ruissellement » qui est le credo de certains de nos économistes contemporains, théorie d’ailleurs discutable selon laquelle l’argent des plus riches est finalement réinjecté dans l’économie globale et contribue à son développement. Ce qu’on peut voir dans le film est au contraire la forme la plus égoïste d’accaparation des biens, creusant un fossé effrayant au sein du corps social.
Ce système ne garantit sa survie qu’en écrasant le moindre indice de ce qui pourrait être non pas même une rébellion ni même une dissidence mais la possibilité d’une réaction et d’une initiative individuelles. Le rouleau compresseur les écrase en effet, c’est pourquoi Malika comprend, à un certain moment, que la seule solution est de fuir pour s’en éloigner. Encore faudrait-il qu’Abdelkader se montre aussi intelligent qu’elle pour être capable de la suivre dans son projet. La beauté du film, qui est aussi un film d’amour, est de nous montrer cette entité qu’est leur couple au sens le plus plein du terme, lié qu’il est par la puissance du désir et par celle du sentiment, composantes d’un amour que le réalisateur Fawzi Bensaïd nous montre comme la seule force capable de tenir bon face à l’écrasement par les dominants— force très rare cependant car c’est le seul exemple qu’on en voit dans le film.

Denise Brahimi

Le réalisateur a choisi de donner à son film le nom d’une belle cité punique, berbère et romaine, située à 30km de Meknès dont une partie des constructions anciennes ont utilisé les pierres de l’antique cité pour se construire. Ce nom signifie en latin « qui s’enroule sur lui-même », et il est donné à la jolie fleur en forme de trompe qu’on trouve sous ces latitudes. Le jeune couple Abdelkader et Malika viennent en vain chercher sur ce site superbe un peu de l’intimité qui leur est partout refusée dans le quotidien, interrompus par un hilarant guide à mégaphone mettant au garde à vous une cohorte de japonais et leurs perches à selfies. Cet « enroulement » décrit peut-être aussi la relation de ce couple amoureux mais qui ne se connaît guère. La belle scène du début où le balèze Abdelkader masse délicatement et sensuellement les mains de sa bienaimée avec une pommade après son chantier de lavage de vitres dans un restaurant, évoque cet enroulement caché dans le nom du titre.
La sensualité, malgré ou à cause de la contrainte sociale, n’est pas absente du film, comme dans cette scène de café où les deux amoureux échangent un verre de jus de fruits, la paille devenant un support érotique étonnant.
Au risque de forcer la métaphore, on peut aussi penser à l’enroulement de cette société marocaine que décrit Denise où les classes sociales se côtoient, voir se mélangent, l’une au service de l’autre, mais où les pauvres finissent par pénétrer l’intimité des riches. Les relations ambiguës de Malika et de sa patronne rappellent des scènes déjà vues dans d’autres films de réalisateurs et réalisatrices du Maghreb…

J’ai été frappé dans ce film par l’impasse amoureuse et sexuelle généralisée, les deux personnages principaux étant les seuls à vivre une vraie relation amoureuse dans tous ses méandres, les autres personnages, notamment les bourgeois, se séparant, se trompant, cherchant auprès de prostituées dans une voiture un exutoire à ce vide. Le pauvre Mostapha fait les frais de cette illusion en croyant nouer une idylle avec la jeune femme, probablement prostituée que les deux amis, dans un curieux commando de purificateurs musulmans, croient sauver des griffes de son client. Il sera méchamment tabassé par une équipe de nervis lors d’un guet-apens organisé par la belle…
J’ai vu un petit clin d’œil à Titanic quand le couple Abdelkader-Malika, sur le plateau du petit pick-up de l’ami Mostapha, fendent l’air comme Di Caprio et Kate Winslet. Le film fourmille de petits moments fugaces comme celui-ci, qui en disent plus que de longs travellings, et qui construisent un propos finalement très riche. Par exemple, si Abdelkader demande à sa femme de porter le foulard, c’est pour éviter le regard concupiscent des hommes, qui l’enrage et le rend violent. Juste après, Malika, chez sa nouvelle patronne, noue un foulard sur sa tête, ce qui au passage ne lui fait rien perdre de sa beauté, et suscite un propos critique de la bourgeoise sur ce foulard… Il faut dire que le brave Abdelkader n’a pas inventé la foudre, et qu’il semble prendre pour argent comptant toutes les consignes, celles, ambigües de son chef, et le prêt à ne pas penser impliquant pêle-mêle les voleurs , les homosexuels, le sida… etc. Malika est une vraie chance pour ne pas rater sa vie, mais en a-t-il conscience ?
L’amour triomphera-t-il de la misère et de la mort ? La dernière scène ne permet pas de conclure, mais le spectateur séduit par le charme de ce couple de comédie classique italienne voudrait le souhaiter…
PS : encore bravo à Saïd Hamich, décidément un producteur de talent, et qui avait avec « Retour à Bollène » montré ses qualités de réalisateur.

Michel Wilson

(article repris du N° 27 (novembre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)