« LE LIVRE D’AMRAY » par Yahia Belaskri, éditions Zulma, 2018

Le paradoxe de ce livre fait qu’on hésite à l’appeler « roman » bien que ce soit une convention qui l’emporte de nos jours. Quel paradoxe et pourquoi cette hésitation ?
Le livre d’Amray évoque incontestablement des faits, des lieux et des moments, comme le faisait celui qui est sans doute le plus connu des livres antérieurs de Yahia Belaskri Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (2010). Ces faits sont d’ailleurs toujours les mêmes, ils remontent à l’enfance du personnage principal, ici Amray, et font une place importante, terriblement cruelle, à une série d’événements où l’on peut reconnaître la tristement célèbre « décennie noire » qui a plongé l’Algérie dans l’épouvante et la destruction. On peut sans doute considérer une partie de ce qui est mentionné comme d’origine autobiographique, mais l’information et la narration n’apparaissent pas comme l’essentiel du livre. Et s’il y a paradoxe c’est justement parce que ces deux aspects, quoique évidemment présents, sont aussi présentés dans le livre sans références précises ni de lieu ni de temps, celles-ci étant au contraire évitées volontairement au profit d’une sorte de « floutage »—cette technique utilisée en photographie à l’égard de certaines images qu’on veut masquer ou rendre anonymes mais qui vaut pour des textes aussi bien. En choisissant cette façon de faire, l’auteur retrouve la liberté que permet la fiction et qu’il revendique aussi en faisant de son texte un « roman ».
De toute manière il apparaît clairement que l’écriture réaliste n’est pas celle qui convient à Yahia Belaskri et qu’il se donne le droit d’écrire autrement, soit, pour le dire en un mot poétiquement. On serait tenté de définir son petit (142 pages) livre comme un poème en prose, si cette expression ne renvoyait dans la littérature française à un genre assez codé, qui n’est pas ce dont il s’agit dans Le livre d’Amray. Celui-ci exprime des sentiments et des états d’âme (ou de corps) qui appellent pour se dire un langage autre que celui de la narration prosaïque. Celle-ci s’emploie à cerner les mots dans une « logique du discours » comme diraient sans doute les linguistes, ce qui n’est pas ici le but de l’auteur. Cette logique serait particulièrement inadaptée à la partie finale du livre qui se situe au moment où Amray a sombré dans la folie, à la suite d’une insoutenable douleur. En fait on pourrait voir le livre tout entier, qui n’est que lointainement un récit, comme un grand ensemble à vocation poétique englobant des citations d’autres poètes, ici convoquées comme autant de variations sur un même thème.
Ces passages empruntés ponctuent Le livre d’Amray de façon récurrente et suivie, il n’y en a pas moins de huit, ce qui rend impossible de les évoquer tous, mais dont on peut dire qu’ils correspondent à l’état d’esprit de l’auteur et à ce qu’il exprime dans son livre. Si l’on n’en prend qu’un pour preuve, ce pourrait être ces quelques vers de Jean Sénac (mort en 1973) à la fin de sa vie : J’ai vu ce pays se défaire /Avant même de s’être fait / J’ai vu la joie, l’honneur, la beauté n’être plus / qu’un masque délavé sur la plus lamentable /racaille.
Ces extraits renvoient à des poèmes plus ou moins récents, un seul appartient à la tradition poétique ancienne du monde oriental, c’est celui du grand poète mystique persan du 13e siècle, Al Rûmî Mawlânâ, qui nous donne un indice précieux sur Yahia Belaskri, dans la mesure où Rûmî est connu comme un grand maître du soufisme. Comme on dit sans doute un peu niaisement pour certains vers du passé qui pourraient avoir été écrits aujourd’hui, ceux qui sont cités à la dernière page et aux dernières lignes du Livre d’Amray sont sidérants de modernité : Je ne suis ni de l’Est / ni de l’Ouest /ni de la terre/(…) Je ne descends ni d’Adam ni d’Eve /ni d’aucune origine /Ma place n’a pas de place, /une trace de ce qui n’a pas de trace …
Pour ce qui est de la pensée intime d’Amray et de la manière dont il ressent son rapport au monde, on en a eu des indices au cours du livre, par exemple dans les moments très touchants où il s’efforce de les transmettre comme un message à ses enfants, qu’il éduque évidemment à rebours de tout enseignement officiel (inculquant principalement aux écoliers l’intégrisme religieux). Tout donne à penser qu’il peut en effet se reconnaître dans les vers de Rûmî et qu’il peut y trouver aussi la justification de son choix grandissant en faveur de la poésie. L’éloge du vent sur lequel se termine Le Livre d’Amray, un vent assimilé à la poésie elle-même, pourrait être une allusion à ce qu’est le souffle dans la pensée et la poésie soufie.
Denise Brahimi

(texte provenant du N° 24, Juillet 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)