« L’AMOUR AU TOURNANT » par Samir Kacimi 2014 traduit de l’arabe , Barzakh 2017

Pour les lecteurs francophones c’est une grande chance d’avoir accès à l’un des huit romans écrits en arabe par cet écrivain algérien, le premier des huit à être traduit en français , avec beaucoup de talent semble-t-il par Lotfi Nia.
C’est un livre qui donne un grand plaisir de lecture fondé sur la reconnaissance de certains traits littéraires mais aussi sur la découverte d’une manière d’écrire rare et inattendue. Parmi les traits identifiables en matière de littérature arabe, il y a un procédé directement emprunté aux célèbres Mille et une nuits : on fait connaissance avec un vieil homme dégoûté de la vie et pressé d’en finir, mais ce premier fragment de récit s’interrompt lorsqu’il fait la rencontre d’un autre vieil homme (pourtant moins âgé que lui), Qassem, qui se met à lui raconter sa propre histoire—une histoire d’amour principalement, entrecoupée de réflexions diverses, souvent philosophiques, sur le sens de la vie comme on dit banalement. Le second récit, qui est le véritable sujet du livre, se déroule dans un temps court mais en plusieurs étapes, qui constituent au total un retour en arrière sur une aventure pleine de surprises et de charme, que l’on suit passionnément car elle est écrite par Samir Kacimi avec beaucoup de talent.
Ce charme est dû en partie au mélange d’éléments littéraires assez variés, et qu’on ne s’attend pas à trouver associés dans un même livre, au total assez court (moins de 200 pages dans l’édition Barzakh). Qassem a mené la vie d’un jeune vagabond complétement désargenté, sans attache et sans autre logement que sa voiture, ce qui donne lieu à une sorte de récit picaresque, jusqu’au moment où une jeune femme assez mystérieuse entre dans sa vie, non sans de fréquentes disparitions, et lui fait découvrir la continuité d’un amour incontestable, complétement différent des rencontres sexuelles auxquelles il est habitué. Cette jeune femme dit s’appeler Loubna, jusqu’au moment où il s’avère qu’elle se prénomme Djamila, et ce n’est pas la seule des bizarreries qui ne font que lui attacher toujours davantage l’amoureux Qassem. A plusieurs égards elle fait penser aux femmes un peu étranges dont il est question dans la littérature surréaliste, telle que la Nadja d’André Breton (1928). Pourtant les vérités physiques sont aussi évoquées de manière très directe par Qassem, qui n’est pas a priori porté sur l’idéalisation.
Sa vision du monde, de sa brutalité et des laideurs qu’il comporte, apparaît dans l’évocation très peu flatteuse de la ville d’Alger. Elle est très concrète et précise en tant que topographie des lieux rues, cafés, gargotes etc.), mais la manière dont les habitants sont décrits, évidemment très subjective, les montre comme veules et misérables. La critique est sévère et tout permet de supposer qu’à travers Qassem, c’est Samir Kacimi qui s’exprime.
Cependant le personnage et l’auteur justifient leur mépris des comportements ordinaires par la nature très philosophique de leurs réflexions sur la manière de concevoir la conduite de la vie et la prise en considération des destins individuels. Celles-ci doivent beaucoup à la présence dans le livre d’un personnage appelé Abdallah qui a marqué Qassem de son empreinte. Une influence en tout cas est perceptible, celle de la pensée hindouiste et bouddhiste, alors que les références au christianisme et à l’islam sont tout à fait absentes.
Cependant globalement, et il est probable que là est le point qui séduira le plus grand nombre de lecteurs, L’amour au tournant (quoi que veuille dire dans ce titre le mot « tournant ») est une très belle « histoire d’amour et de mort » comme on a coutume de dire pour les récits du type Tristan et Iseult , pourtant originale en ce sens que l’amour n’y est pas contrarié par des obstacles extérieurs ni même comme il peut arriver intérieurs aux personnages. L’une des raisons pour lesquelles on est pris à ce point par le récit est qu’on voudrait connaître la nature des obstacles quels qu’ils soient. Il s’avérera qu’ils sont à la fois dicibles en termes ordinaires mais que cette manière de les dire n’est pourtant pas l’essentiel. D’ailleurs, du fait que dès le départ quelques aspects fantastiques s’introduisent malicieusement dans le récit, on comprend bien son auteur n’a pas envie d’écrire un roman réaliste ou entièrement réaliste. Il y a certes une tentative tardive des deux amoureux (elle surtout) pour inscrire leur histoire dans la vie quotidienne et ordinaire, mais on a déjà pressenti depuis longtemps que telle n’est pas sa nature et qu’elle n’y parviendra pas.
Pour autant le roman est loin d’être irrationnel et l’on y trouve même une admirable explication de ce qui éloigne les amoureux l’un de l’autre en dépit de leur désir d’amour. Comme il sied dans un conte, ceci nous est dit d’une manière allégorique, à la fois très simple et très profonde. C’est une sorte de commentaire du mot « Murs » qui circule comme un fil conducteur à travers le récit :
Un berger est amoureux d’une princesse, il voudrait lui déclarer sa flamme mais au lieu de lui parler directement il érige des murs sur lesquels il grave un poème pour lui dire combien il l’aime. Il espère qu’elle passera devant son œuvre et lira ses vers mais cela n’arrive jamais. Las d’attendre, il se décide à aller lui parler lui-même mais alors il s’aperçoit qu’il a érigé des dizaines de murs entre elle et lui…
Comment une aussi brève histoire peut-elle être à ce point bouleversante ; c’est un des secrets de Samir Kacimi. Il reste à attendre et à espérer que d’autres de ses livres soient traduits, pour que nous découvrions d’autres formes de son talent.
Denise Brahimi

(texte provenant du N° 24, Juillet 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)