AnouarBenmalek L’année de la putain, petits romans et autres nouvelles, Fayard, 2006, 247 p.

Ces récits vont de la création du monde selon la bible, en passant par quatre histoires algériennes et une autre en Méditerranée, pour finir ailleurs dans le monde : Nicaragua, Liban, Indonésie. La formule « L’année de … » fait référence à une vieille pratique de la mémoire orale des tribus et des villages : des vieux savaient par cœur la liste des générations de chaque famille (un tel, fils de un tel, lui même fils de un tel, etc), mais aussi la liste des années (année du vent, année du gel, année de la faim, année du typhus, etc.). Et Rashed, le jeune berger, personnage central des deux nouvelles situées entre l’Aurès et Constantine, a nommé l’année 1940 selon ses propres aventures…

A Toulouse, le 14 mai 2019, lors d’une séance de lecture sur la littérature algérienne, le passage suivant a été présenté:

L’Andalousie (Rashed , deuxième partie) p. 46-49 : L’école des Français par temps de famine

Il se prit à penser qu’il aurait tout donné pour retourner à l’école et demander des éclaircissement à cet instituteur roumi qui paraissait tout savoir. Malgré son découragement, il sourit. Au début, c’est la mort dans l’âme qu’il avait fréquenté l’école française, après que son père l’ait menacé des pires sévices. L’école (en fait une classe unique composée d’un simple cube de parpaings dépourvu des commodités les plus élémentaires : même le maître devait se dissimuler derrière un rocher pour satisfaire ses besoins) avait été ouverte par l’administration militaire à une dizaine de kilomètres du douar de Rashed, au carrefour des pistes conduisant à plusieurs hameaux de montagne, là où se tenait justement le grand marché du vendredi. Le sceptique Rashed qui avaient constaté que ses trois ans d’école coranique ne lui avait pas pour autant rempli le ventre, avait néanmoins obéis. Deux rentrée scolaire de suite, il s’était retrouvé à suivre des cours avec une dizaine de gamins de tous âges. L’instituteur, un Français de France, avait tenté tant bien que mal d’inculquer quelques rudiments de calcul et de lecture aux petits montagnards déguenillés, grelottant en hiver, trop souvent affamée, et dont les yeux, surtout le matin, se fermaient d’épuisement, tant les distances étaient grandes, les chemins rudes et escarpés. Rashed gardait un bon souvenir de ce Breton bougonnant, débordant d’énergie, débarqué directement de son Finistère natal, et qui ne parvenait pas à dissimuler son effarement devant tant de dénuement.

Après des mois de démarches obstinées, l’instituteur réussit a obtenir qu’un repas fût servi à midi à « ses » écoliers. Cette mesure allait contribuer pour une grande part au succès de l’école parmi les enfants. Ceux-ci se passèrent le mot, et l’effectif habituel se trouva rapidement doublé. Ce qui, au début, contraria fort l’instituteur, les nouveaux venus, en retard par rapport aux autres, s’ennuyant  ferme et ne pouvant s’empêcher de montrer leur impatience dans l’attente du repas promis.

Quelques jours plus tard, pourtant, à la vive surprise de l’instituteur, la question de la discipline fut radicalement réglée. Dans la modeste salle que le Breton avait lui-même chaulée, les têtes rasées, parfois surmontées d’une chéchia crasseuse, était toute penchées sur leur ardoise. À part les inévitables reniflements et toussotements, on aurait entendu une mouche voler. Même les derniers venus faisaient de leur mieux pour se concentrer sur les mystères de l’alphabet et sur les imprévisibles résultats des additions et des soustractions. L’explication du prodige était simple : les anciens (ceux-ci disaient avec une espèce de tendresse, notre gourbi école, en désignant la laide bâtisse de parpaings) avaient « lourdement » chapitré les nouveaux sur le sujet. Un adolescent, le plus turbulent, essuya même une véritable raclée de la part de ses condisciples et se présenta à l’école avec un large bandeau autour de la tête. Le maître ne découvrit le fin mot de l’histoire que lorsqu’un autre, lui aussi nouveau, qui la veille, s’était laissé aller à être insolent avec lui, revint à l’école affublé d’un œil au beurre noir. Le Breton interrogea le gamin jusqu’à ce que celui-ci lui avoue que les autres l’avaient châtié, craignant que le maître, indisposé, ne se fâchat et n’interrompît la vitale distribution de nourriture, quasi miraculeuse par ces temps de famine ravageuse.

Ce jour là, le Breton se montra plus bougon qu’à l’ordinaire, mais Rashed sentit que c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour masquer son désarroi. Malheureusement, au bout de quelques mois, l’armée se lassa de servir autant de repas à des gosses de plus en plus nombreux.

D’aucuns parcouraient journellement plus de 20 km de sentiers muletiers, collectionnant les chutes, les écorchures, les engelures rien que pour cet incroyable quignons de pain déjà sec accompagné de fromage et parfois même d’un verre de lait. La distribution de midi fut donc supprimée et les effectifs du coup dégringolèrent.

La dernière année, les cours s’interrompirent en plein hiver, l’administration jugeant que ce n’était plus la peine de continuer à payer un instituteur pour les cinq ou six écoliers qui restaient. Longtemps Rashed se rappellera avec émotion le jour où le maître leur annonça la nouvelle de la fermeture de l’école et de son propre retour en métropole. Le grand gaillard barbu, bâti en armoire à glace, qui avaient la taloche facile, leur caressa la tête en maugréant : « ah mes pauvres enfants, mes pauvres enfants », et subitement il fondit en larmes.

Et puis une autre « nouvelle » de ce recueil: Une embellie sur la ville(Djakarta, Indonésie) p 223-225 : « Le voleur compatissant »

«  -Décampe, pouilleux ! » Le coup de pied de Muljino a été violent. Malingre, la morve tombant sur sa lèvre, le gosse file sans demander son reste. Muljino sourit de satisfaction : dans ce genre de boulot, la concurrence n’est pas de mise !

Une vieille marchande, qui est vu la scène, intervient : « Mais qu’est-ce qu’il t’as fait, le pauvre ? – ça te regarde pas ! » Dressé sur ses ergots, Muljino la toise avec l’insolence d’un coq de combat. Il ajoute, sarcastique, en reculant prudemment : « et puis, qu’est-ce qui te prend d’être plus excitée qu’une verge introduite à demi ? » Les rares badauds qui ont suivi l’échange s’escaffent. Sentant qu’elle n’est pas de taille à poursuivre la conversation, la marchande de piment préfère détourner dignement la tête. Muljino suis de l’œil la mégère tout en savourant sa répartie.

C’est vraiment l’heure propice, en plein milieu de la sortie des bureaux. Près des feux de signalisation, la circulation s’arrête et repart en un flot continu de véhicules divers, cyclo-pousses, taxis à trois roues, voitures et parfois lourds chariots tractés par des buffles aux sabots recouverts de morceaux de pneus. Au milieu du tintamarre, Muljino essaie de dénicher le conducteur assez idiot pour avoir passé son bras par la vitre de sa voiture.

Le feu a viré au rouge. « Non, surtout pas celui-ci : militaire et gradé, pas touche, trop dangereux ! » Il s’approche d’une Ford d’où émerge une main élégante au poignet orné d’une montre. A en juger par la grosseur de l’automobile, la montre doit valoir une petite fortune. Par chance, le bracelet est une chaîne métallique à ressort. D’expérience, Muljino sait que c’est plus facile à arracher.

Plus que quelques secondes avant que le feu ne passent au vert. Le petit voleur n’est plus qu’à une dizaine de centimètres de la conductrice. Celle-ci se retourne. Elle sourit de toutes ses dents. Elle ne se doute de rien. Paralysé, Muljino sourit à son tour. C’est si doux, un sourire de femme, que l’enfant se surprend à bégayer : «  merde pourvu qu’elle redémarre. »

Il peut même humer son parfum. Pour sûr qu’elle sent bon. Il y a vraiment des gens qui ont de la chance. Muljino se sent le ventre mou. Le feu est passé ouverts. La femme adresse un signe de tête au garçon de 11 -12 ans, si attendrissant dans son pantalon bouchonné, puis elle accélère. Il pense avec un pincement au cœur : « Ma poupée, tu l’as échappé belle ».

Juste à ce moment, un crissement de freins, un bruit de tôle froissée, deux chauffeurs qui bondissent en s’insultant copieusement. Toute la file, après avoir progressé d’une vingtaine de mètres, s’est arrêtée dans un charivari de klaxons.

Une rage froide saisi Muljino. Il fonce sur la voiture de la femme au sourire de miel. Sa main pend nonchalamment au dehors. Il agrippe la montre tout en tirant de toutes ses forces. La conductrice se met à hurler. Muljino  tire, tire sans regarder le visage horrifié qui lui fait face. Le bracelet cède enfin. Le tout n’a pas duré plus de cinq secondes. La voix est devenue suraiguë.

Ce n’est qu’après avoir dépassé la mosquée chinoise que Muljino, à bout de souffle, ouvre sa main : le boîtier est intacte, mais le fermoir s’est brisé. Du sang souille le bracelet à l’une de ses extrémités. Le voleur tremble encore de colère. « Pour qui elle se prend, cette cruche parfumée, je lui ai donné une chance, pas deux ! »