« Le livre imprévu » d’Abdellatif Laâbi, La différence, 2010

Le soleil fraternel et le dédale hospitalier d’Abdellatif Laâbi

Il y a trente ans, Abdellatif Laâbi sortait des prisons d’Hassan II. Il y avait croupi huit ans et demi, avec d’autres, liés à la revue d’opposition littéraire Souffles, fondée en 1966. On l’y a même soumis au supplice psychologique des « couloirs de la mort ». Cette terrible expérience lui a inspiré Le Chemin des ordalies (Denoël, 1982, et La Différence, « Minos », 2003). Mais ses poèmes et ses proses, qui ont fait l’objet de nombreuses publications, en portent tous les traces.

Il vit en France, à Créteil, depuis 1985. « L’exilé se reconnaît de loin à sa démarche, écrit-il, celle d’un oiseau aux ailes brisées se résignant à marcher, de près à son regard balayant des images invisibles et se figeant par à-coups sur un détail émergé de la réalité. »

A la fin 2007, il décide de tenir son journal. Toutefois, cette belle intention ne résiste pas aux diverses obligations de la vie, se transformant en rêverie, moins soumise aux contraintes quotidiennes. Le Livre imprévu qui en résulte apparaît donc comme un récit plus libre, réunissant des réflexions politiques et littéraires et, surtout, faisant resurgir les réminiscences de l’incarcération à Kenitra, entre 1972 et 1980. Bien entendu, son oeuvre poétique, dont paraît le deuxième volume, peut également être lue comme un récit autobiographique, centré sur des moments intenses de son parcours.

Né en 1942 à Fès, Abdellatif Laâbi a choisi la langue française et a enseigné la littérature à Rabat, avant d’être bâillonné par la dictature marocaine et, une fois libéré, d’être amené à s’exiler. Il retourne toutefois désormais librement dans son pays natal. Mais la blessure reste à vif.

Dès les premières pages de son récit, l’auteur montre que son corps garde en mémoire la prison. Invité au Luxembourg par un ami poète, il est, fortuitement ou pas, logé dans une ancienne prison transformée en lieu d’accueil pour écrivains. Obéissant à l’ordre de ses membres qui n’ont rien oublié, il se rend compte qu’il pose « précautionneusement le pied sur le sol puis, en le soulevant, le secoue en une fraction de seconde pour se débarrasser de la sensation qu’on a d’un vide entre la plante du pied et la semelle de la chaussure, comme si cette dernière s’était ratatinée entre les deux mouvements au point de devenir une coquille vide ». Il s’agit, précise l’écrivain, de « tempérer l’espèce d’apesanteur que l’on ressentira en soulevant de nouveau le pied ». Ce curieux ballet d’arpenteur de la lune est le rappel impérieux d’une expérience qui ne le quittera jamais.

« L’arbre de mon chant » Ses voyages en Algérie, en Israël et au Maroc lui permettent de faire le point sur la littérature, l’engagement et ses admirations (notamment pour Mahmoud Darwich). La question palestinienne se trouve au coeur de ses tourments. Ami des juifs qui ont souvent milité à ses côtés (notamment Abraham Serfaty, victime comme lui de la répression marocaine), il a du mal à trancher, même quand, visitant Jérusalem, puis les territoires occupés, il est le témoin direct d’un désastre international. Mais, refusant, dans sa lutte auprès du peuple palestinien, tout manichéisme, « toute dérive dans la stigmatisation de son oppresseur », il tente de comprendre.

Dans de très belles pages adressées à la ville de Jérusalem, il exprime son angoisse et son besoin de fraternité : « Cénotaphe de l’errant, rameau d’olivier privé d’eau et de lumière, sésame pour que s’ouvrent les coeurs et se reconnaissent les Justes, soleil levant au crépuscule, dalles lustrées plus par l’ardeur de la foi que par les pieds, murs de l’absurde et cailloux sataniques, oranges amères fruit des mains de l’esclave… » Mais à Naplouse, il dit son impression désolante de se trouver devant un corps maladroitement disséqué par un « technicien de l’expertise médico-légale » et que « plus personne ne viendra (…) réclamer ».

Au cours de la rédaction de ce récit, Laâbi est souvent visité par la poésie, qui veut lui « économiser tout discours superflu ». Et c’est en effet là qu’il s’exprime pleinement, ainsi que le prouve ce volume de tous les recueils publiés entre 1992 et 2005, parmi lesquels L’Etreinte du monde (1993) est probablement le plus beau : « Comment aurais-je pu croire/que ce rêve qui m’a converti à l’homme/deviendrait un cauchemar/que les héros de ma jeunesse/scieraient l’arbre de mon chant. » Douze ans plus tard, retournant à Casablanca, il écrira avec tristesse et avec révolte : « Les gardiens sont partout/Ils règnent sur les poubelles/les garages/les boîtes aux lettres/Les gardiens sont partout/dans les bouteilles vides/sous la langue/derrière les miroirs. »

Sa faculté d’empathie, ce qu’il appelle son « soleil fraternel », lui permet d’exprimer ce que d’autres ressentent, quel que soit leur camp : « Je te reconnais bien mon frère/Nous nous sommes rencontrés souvent/au fil des épreuves/ La première fois, c’est le tortionnaire qui nous a présentés l’un à l’autre. Même avec le bandeau sur les yeux, nous nous sommes reconnus. Puis je t’ai entendu crier, crier, et j’avais hâte de prendre ta place, d’offrir ma chair à l’insupportable qui vrillait ta chair. » Il définit son rapport à la poésie comme l’habitation d’une maison en forme de dédale, ouverte à tous vents, friable et solide, transparente, sans heurtoir pour le voyageur qui demande l’hospitalité.