Je reprends l’écoute des mémoires de Mohamed Harbi au bout de presque un an et demi d’interruption. Le plaisir de retrouver cette voix calme et concentrée me donne confiance pour arriver au bout de ce travail passionnant.
Voir l’article précédent: https://coupdesoleil.net/lire-ecouter-voir/dialoguer-avec-mohamed-harbi-80-ans-dhistoire/
Si les réflexions de l’historien remontent à son enfance, elles aboutissent à une vision mondiale, dépassant largement le dialogue algéro – français sur lequel sa vie s’est construite.
Retrouvez le résumé et les liens vers les entretiens youtube Voir le résumé des épisodes fourni par l’éditeur https://www.syllepse.net/syllepse_images/mohamed-harbi–me–moires-filme–s–sommaire.pdf
(Claude Bataillon)
.Numéro 10 Vers la formation du clan dirigeant.
L’analyse des « révoltes » de décembre 1960 montre qu’au départ l’étincelle est souvent provoquée par les services psychologiques de l’armée française qui veulent faire acclamer De Gaulle en visite en Oranie. Ces manifestations passent très vite de « vive De Gaulle » à « vive Ferhat Abbas et vive l’indépendance ». Les manifestants se lancent sans armes et sans leaders reconnus dans les villes de toutes dimensions. Ces mouvements non encadré inquiètent les wilaya, le pouvoir colonial, les états voisins (Maroc Tunisie), les alliés occidentaux de la France. Faire aboutir rapidement des négociations est nécessaire aussi parce que l’OAS encadre les pieds-noirs et s’appuie sur une partie des officiers français, représentant une autre déstabilisation majeure.
Dans cette négociation de 1961 et 1962, l’état-major général des troupes du FLN stationnées au Maroc et en Tunisie (25 000 hommes bien équipés) s’engage le moins possible tout en considérant qu’il représente l’État algérien légitime. Ni l’état-major aux mains de Boumediene, ni les wilayas, n’ont réussi à constituer d’embryons d’administration face aux Français et au printemp / été 1962 les administrations françaises remettent les clés directement aux militaires algériens à mesure qu’ils occupent le territoire depuis les frontières. Ainsi les populations algériennes ne connaissent que des pouvoirs militaires : des français, des wilayas, des armées des frontières.
N° 11 Du congrès de la Soummam au congrès de Tripoli
Le congrès de Tripoli (mai juin 1962) se veut un nouveau programme politique par rapport au congrès de la Soummam (1956) qui avait proclamé la primauté du civil sur le militaire, de l’intérieur sur les émigrés, des villes algériennes sur les maquis. Ces principes ne correspondaient plus au poids réel des protagonistes. A Tripoli c’est à l’inverse une primauté des militaires de l’extérieur qui est affirmée. L’islam est en fait le ciment idéologique, sans aucune place pour d’autres religions ou pour la laïcité. Socialement les revendications sur la terre ou sur les entreprises sont ignorées.
La réalité de juillet 1962 donne en fait place à ceux qui peuvent prendre un pouvoir sur le terrain : terres, logements ou entreprises sont occupés, bien souvent grâce à une négociation avec les pieds-noirs qui s’en vont ; ceux-ci ont peur de l’insécurité sans savoir s’ils reviendront ou non.
L’application des accords d’Evian fait que l’administration française remet le pouvoir aux représentants de l’autorité provisoire en principe dès que le référendum a établi l’indépendance au début juillet 1962. Mais souvent cette autorité provisoire n’est capable de recevoir ce pouvoir qu’en septembre ; parfois administration française et autorités algériennes sont amenés à collaborer, en particulier pour éviter les revendications marocaines sur la région de Tindouf. La menace d’une prise de pouvoir localement par l’OAS soutenu par des militaires français pèse sur l’administration française qui s’en va comme sur le FLN qui arrive.
En septembre l’assemblée provisoire « élue » est composée de personnalités qui ont soutenu l’état-major dans la crise de juillet, mettant de côté les autres secteurs du FLN.
N° 12 Vers la formation d’une armée nationale
Dès 1942, les messalistes cessent d’espérer une intégration égalitaire avec les français et souhaitent l’autonomie/ indépendance grâce à une action à la fois légales et illégales, cette dernière devant déboucher sur une lutte armée. La nouvelle génération de cadres de l’Organisation Spéciale qui quittent le messalisme croient eux à des luttes armées immédiates, en particulier quand des maquis se constituent en Tunisie vers 1953.
Lors de l’insurrection de novembre 1954, les actions sont menées par de petits groupes qui survivent surtout en milieu rural, les uns très ignorants des réseaux de notables locaux plus ou moins opposants aux français, les autres issus du milieu de ces notables, très souvent arbitres disposant de réseaux religieux et tribaux plutôt que « chef ». Ces notables n’ont qu’un pouvoir local et sont fort peu au fait de la situation globale algérienne, moins encore des situations française, européenne, ou mondiale. Tels sont les futurs « colonels » à la tête des wilayas. Ces formes de pouvoir « archaïques » sont particulièrement importantes dans le sud-est (Aurès et Nememchas), et dans les Kabylies (ou ces pouvoirs locaux s’appuie sur des collectes de fonds beaucoup plus larges, auprès des émigrés, tant ceux des villes algériennes que ceux des villes françaises). En 1962 les wilayas sont en état de survie, exsangues, en manque d’armes.
Les cadres modernes sont très amoindrie par la répression française : certains survivent en prison, de 1955 / 1956 à 1962, d’autres échappent et se réfugient en France ou en Europe occidentale, en particulier ceux issus des milieux étudiants.
L’armée des frontières devient essentielle à mesure que les barrages électrifiés empêchent la circulation vers la Tunisie et le Maroc. Au départ quelques maquisards réfugiés, puis les émigrés « mobilisés » et formés par un encadrement d’officiers et sous-officiers déserteurs de l’armée française, puis par des officiers et sous-officiers formés au Caire ou dans l’Europe orientale, étudiant entre autres.
Derrière les organigrammes « civils » du FLN, complexes et fluctuants, la réalité du pouvoir a toujours été aux mains des « militaires » qui au début sont les cadres des wilayas, mais dès 1959 c’est l’armée « régulière » des frontières qui seule est capable d’imposer sa loi dans toutes les négociations internes, puis pour employer la force si nécessaire en occupant peu un peu le territoire algérien en été 1962.
Numéro 13, Dépasser les accords d’Evian.
Le programme de Tripoli du FLN (mai – juin 962), est en fait rédigé en Tunisie à Hammamet, à la demande de Ben Bella. La prédominance des militaires des frontières y est affirmée. Les thèmes sociaux n’y sont pas abordés : démocratie, émancipation des femmes (elles seront une dizaine « élues » dans la première assemblée, une seule dans la seconde), inclusion des européens, des juifs, des berbères, situation de la paysannerie. S’il y a affirmation « unanime » du nationalisme, les futures luttes sociales sont éludées Le programme affirme l’unité du peuple, de la nation et de l’Etat, mais c’est un Etat arabo- musulman. Très vite l’âge minimum de 16 ans pour le mariage des filles est institué, mais peu respecté. La force locale instituée par les accords d’Evian se délite très vite par désertions de ses membres. La nouvelle société algérienne est très incertaine dans les villes, mais plus encore dans les campagnes : les paysans « regroupés » lors de la création des vastes zones interdites ne rejoignent qu’en minorité leurs terres très détériorées et grossissent les bidonvilles des périphéries urbaines.
Face au vide créé par le départ des pieds-noirs seule une petite minorité, dont fait partie Mohamed Harbi, prône l’autogestion, et celui-ci, d’abord choisi comme ambassadeur à Beyrouth, est finalement nommé « consultant politique à l’autogestion » au sein du gouvernement.
Pour créer un secteur coopératif, tant dans d’anciens grands domaines agricoles que dans des entreprises industrielles, les capitaux et le personnel compétent manquent. La majorité politique, dont fait partie Boumedienne, est beaucoup plus favorable aux entreprises d’État, en particulier pour l’industrie lourde née du plan de Constantine « colonial », pour le pétrole, pour le gaz à peine en son début. Tandis que la mainmise sur les grands domaines agricoles, par des politiques ou des militaires sans compétences particulières, est largement tolérée. Là où le modèle yougoslave aurait mis des secteurs de l’économie aux mains de groupes corporatistes, la société algérienne donne place à d’anciens militaires ou d’anciens maquisards qui créent un capitalisme dépendant de ses bonnes relations (financière entre autres) avec l’Etat naissant.
Cependant en été – automne 1962 les guerres civiles potentielles sont évitées, les groupes qui « prennent le maquis » venant vite à des négociations avec le gouvernement pour obtenir des prébendes, sauf en wilayas trois et quatre avec les partisans d’Aït Ahmed.
Numéro 14 Journal Révolution africaine et autogestion, 1963- 1964
A son retour en Algérie début 1963, Harbi reçoit du président algérien Ben Bella deux tâches : diriger l’hebdomadaire Révolution africaine et organiser le secteur économique algérien des entreprises autogérées. Il est ainsi chargé de la politique « de gauche tiers-mondiste » donc il sait à quel point elle est minoritaire dans les équilibres de cet état algérien qui naît dans l’improvisation. Les adversaires de Harbi résument son rôle avec la formule « Harbi contre Boumediene », alors que ce dernier est le maître de l’armée dont le poids domine largement la politique algérienne. Harbi dirige Révolution africaine de mai 1963 à août 1964.
Parmi de nombreuses anecdotes sur l’improvisation politique qui règne à l’époque, Harbi racontes la courte tentative en Kabylie de créer un maquis, à peine organisé autour du petit-fils d’Abdelkader, dont la femme est israélienne : les services de sécurité y dénoncent « un complot israélien trotskiste athée ». Autre anecdote : la sécurité arrête l’épouse de Boudiaf, à un moment où celui-ci est clandestin, et c’est la future femme de Ben Bella qui assure l’évasion de Madame Boudiaf dans une voiture de Révolution africains.
L’hebdomadaire Révolution africaine est dirigé pendant quelques mois lors de sa fondation par l’avocat Jacques Vergès et Mohamed Harbi le remplace sur l’ordre de Ben Bella, entre autre pour compléter un contenu tiers-mondiste par des éléments proprement algériens. Gérard Chaliand (1934 -) et sa compagne Juliette Mince (1937 – 2021) sont les deux piliers du journal, où Harbi s’efforce de former au journalisme de jeunes algériens, du niveau baccalauréat ou à peine. Il s’appuie aussi sur des correspondants comme François Châtelet (1925 -1985), Lucien Sebag (Tunis 1933 – 1965), André Akoun (Oran 1922 – 2010), Joseph Siksou (Tiaret 1931 – 201). Son but est de promouvoir un tiers-mondisme anticapitaliste et sans nationalisme chauvin, tout en cherchant pour survivre l’appui incontournable de communistes, mais aussi de personnalités proches de l’armée. Le journal s’appuie sur le centre de documentation (anarchisant) de Lausanne, organisé entre autres par Daniel Guérin (1904 – 1988). Grâce à l’appui de Ben Bella le journal aide à accueillir à Alger des leaders africains sans moyens dans leur pays. Le journal Révolution africaine cherche difficilement à rester indépendant face aux pressions des ambassades de Moscou (les plus brutales), de Pékin (plus habiles), ou de Belgrade (encore moins lourdes).
Si le terme de pieds rouges popularise en Europe la nébuleuse de « coopérants » de gauche qui travaillent en Algérie en 1962 – 1965, rien de tel que ces mots pour attirer la méfiance des nationalistes algériens opposés à Ben Bella, qu’ils viennent du MTLD ou des oulémas, qui s’appuient sur le monde patriarcal. L’arabisme de Ben Bella est refusé dans les milieux kabyles mais aussi dans les milieux modernistes laïcs francophones.
Les « autogestionnaires » qui autour de Harbi organisent les entreprises issues des « biens vacants » récupérés après le départ des pieds-noirs sont une très petite minorité, alors que entreprises d’Etat ou appropriation individuelle de ces biens sont soutenues par l’essentiel des cadres de l’armée, mais aussi par toute une nouvelle classe d’entrepreneurs qui dépendent de l’Etat pour leur financement comme pour accommoder les réglementations dont ils ont besoin. Les autogestionnaires ont seuls une vision civique d’ensemble de la société algérienne, mais leurs moyens d’action sont faibles. Harbi dans ce combat s’appuie fortement sur le trotskiste grec Raptis (Pablo 1911 – 1996), un moment aussi sur Jean Poncet (1912 – 1980, ancien enseignant au collège Sadiki de Tunis, communistes et spécialistes de l’agriculture coloniale tunisienne.
Numéro 15 Militarisation de la société et crise de 1962 / 1963.
Depuis l’été 1962, les luttes de factions président à la création d’un Etat algérien. Harbi en donne une description détaillée et en montre la complexité. Ces luttes concernent toutes les étapes : quels pouvoirs sont admis dans quel délai pour participer aux diverses instances de décision, quels groupes armés rentrent en dissidence ou en sortent pour s’affronter aux marocains de la « guerre des sables » et souvent y perdre la vie. Dans l’ébullition générale, chacun se préserve en cherchant la protection de ses proches, familiaux ou locaux.
Si l’Algérie n’éclate pas en morceaux comme l’ex Congo belge, c’est parce que souvent des fonctionnaires coloniaux moyens soit musulman soit plus souvent pieds-noirs, gèrent le quotidien parfois jusqu’au 1964. Des enseignants restés sur place assurent aussi cette continuité en commun avec les nouveaux arrivants recrutés en urgence, tant locaux que coopérants. C’est aussi parce que ceux qui essaient de prendre le maquis évaluent plus ou moins vite qu’ils n’ont pas d’avenir face à l’armée des frontières. Les cadres civils du nationalisme sortant d’exil ou de prison ont parfois une sensibilité politique de gauche, mais sans programme précis, et sont peu puissants face à ceux que l’armée appuie : c’est-à-dire ceux pour qui la nation, c’est l’Islam et la tradition, plus un mélange d’arabisme et de modernité héritée des français, avec un souci prédominant, en particulier pour ceux qui peuvent présenter leurs mérites de militants, d’obtenir autant des biens vacants que des postes administratifs.
Harbi signale qu’une histoire sociale de l’Algérie de cette époque devrait compter sur les archives bien remplies et bien conservées, celle des administrations françaises puis des consulats de France, comme celles du ministère des armées algérien héritant de celles de l’armée des frontières. Mais aucune de ces archives n’est actuellement accessible aux chercheurs.
Un texte essentiel de Harbi a été publié en 2007 dans la revue Le mouvement social, sur la culture politique en Algérie depuis l’époque turque jusqu’au début du XXIe siècle https://shs.cairn.info/revue-le-mouvement-social1-2007-2-page-25?lang=fr