Les coopérants au Maghreb, une révolution des sciences sociales
Le temps de la coopération, sciences sociales et décolonisation au Maghreb, sous la direction de Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin, en collaboration avec Sébastien Denis et Françoise Siino, Karthala/ IREMAM, 2012, 405 p., avec une chronologie, une liste des 53 personnes interrogées, une liste des 24 auteurs, mais pas d’index général (en annexe un DVD de 90 minutes).
Livre centré sur la faculté de droit et sciences politiques d’Alger, mais avec assez de cercles concentriques pour répondre à deux questions : qui, comment, et pourquoi cette coopération scolaire et universitaire a drainé des dizaines de milliers d’enseignants francophones vers le Maghreb pendant une longue génération, avec des dizaines de millions d’enfants, adolescents et adultes formés dans une culture francophone ? Quel mode de connaissance a été partiellement inventé et partiellement reproduit pour réaliser cette coopération ?
En 1963, quelque 12000 enseignants français « coopèrent » en Algérie. 8000 instituteurs forment 60% des enseignants « diplômés » du primaire algérien (encadrant des moniteurs plus nombreux, fraichement recrutés sur le tas). Ces coopérants forment alors 70% de l’encadrement du secondaire, 97% du supérieur (Aïssa Kadri). Dans les années 1966-68 un renouvellement s’opère parmi les coopérants français : départ de vieux militants « pieds rouges », arrivée de jeunes diplômés qui sont souvent au départ coopérants militaires.
Les situations politiques des coopérants diffèrent évidemment. Pour un coopérant, faire la révolution en Algérie, c’est agir « avec » le pouvoir ; en Tunisie ou Maroc, c’est « contre » celui-ci. Coopérer dans la capitale, c’est appartenir à l’élite culturelle ; en province, c’est à des degrés divers (Casablanca ou Constantine, ce n’est pas Batna ou Kasbah Tadla) s’occuper de « gens du bled ». Un des bonheurs de la coopération est de participer à une période d’expansion impressionnante des systèmes d’enseignement. Ainsi pour le supérieur, l’Algérie part d’un taux très faible (3 ou quatre mille étudiants, plus nombreux dans les universités françaises qu’à Alger, seule université algérienne) pour aboutir à un million d’étudiants vers 2005, certes souvent de niveau faible. L’afflux d’étudiants juste après 1962 inclut des jeunes en nombre croissant, mais aussi de nombreux cadres moyens ou supérieurs largement adultes, tout récemment embauchés, dont on exige pour les titulariser qu’ils acquièrent une formation universitaire. Au total en trois années universitaires l’effectif étudiant total fait plus que doubler (de 2800 à presque 6000).
Quoi de neuf par rapport aux savoirs coloniaux et par rapport aux disciplines installées dans les sociétés du Nord ?
Assister et participer à la mutation « totale » de sociétés coloniales traditionnelles en Etats-nations modernes, sans matériaux déjà constitués ni concepts acquis pour interpréter cela, oblige à une invention, facilitée par des situations professionnelles « en haut » de ces sociétés, en contact avec les dirigeants. Logiquement, l’étude urbaine bénéficie à la fois de l’urgence et de la nécessité de contourner les cloisonnements disciplinaires. Parallèlement l’étude des campagnes semble rétrograde, liée aux pratiques d’une ethnologie soucieuse des traditions religieuses et des sociétés tribales. Berque, directeur des Affaires indigènes du Gouvernement général de l’Algérie. A Alger, paradoxalement, le droit (protégé par les autorités gouvernementales) peut se permettre d’être une discipline critique, alors que la sociologie se doit de former les ingénieurs de la surveillance de la population, les enseignants étant eux-mêmes sous surveillance attentive de la Sécurité militaire.
Rappelons le livre de Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges, des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969), Paris, La Découverte, 2009, 286 p., index, repères biographiques des 80 personnages interrogés, plus restreint pour la période couverte. Il montrait surtout le vécu, le cadre politique, pour une Algérie « révolutionnaire ».
Si ce livre ouvre largement un chantier fondamental pour comprendre l’osmose qui s’est constituée entre Maghreb et France, c’est parce qu’il mélange le vécu des coopérants à celui des nationaux, parce qu’il montre à la fois quels enjeux fonctionnaient ici pour chaque pays maghrébin et comment les sciences sociales ont bougé à cause de la coopération, par et pour les maghrébins et les coopérants.