Xavier Driencourt, L’énigme algérienne, chronique d’une ambassade à Alger (2008- 2012 ; 2017- 2020), L’observatoire, 2022, 351 p.
Ce livre a fait l’objet d’un entretien avec l’auteur lors du MODEL 2022.
Un ambassadeur qui a fréquenté l’Algérie à la charnière des 2eet 3emandats présidentiels de Bouteflika, puis a assisté à sa chute, emporté par le Hirak : Xavier Driencourt nous donne un panorama peu commun d’un pays qu’il aime et dont il comprend bien des ressorts. Il nous apprend aussi ce que sont les relations de l’Algérie et de la France, au niveau politique « d’en haut », mais aussi à celui de deux sociétés profondément interconnectées.
Ce niveau d’osmose me rappelle celui que j’ai découvert entre le Mexique et les Etats-Unis ; dans les deux cas il faut dépasser les clichés, celui de la fraternisation, certes inégale, comme celui de l’hostilité réputée « viscérale », pour décortiquer tout ce qui unit et divise dans les modes de vie, au quotidien, pour les gens puissants comme toutes les couches des sociétés.
En date du 31 octobre 2014, le journal Le Monde avait publié quatre pages de réflexions, 60 ans après le déclenchement de la guerre d’Algérie, avec un entretien de l’historien algérien Mohamed Harbi, le plus pénétrant des analystes algériens de la « révolution algérienne ». Celui-ci proposait un parallèle entre révolution algérienne et révolution mexicaine: même destruction des élites, même prise de pouvoir par de nouvelles couches plébéiennes issues du conflit armé, même montée massive d’une population de ruraux déracinés urbanisés dans le plus grand désordre. Il comparait Zapata aux colonels algériens. Dans les deux pays, les intellectuels jouissent d’un prestige international paradoxal, car ils sont très profondément influencés par la « métropole » voisine, Etats-Unis d’un côté, France de l’autre.
J’ai pu reporter sur le Mexique mon amour du Maghreb grâce à ces correspondances entre sociétés, réelles certes, mais plus encore pensées dans une vision du Tiers-Monde comme lieu du changement modernisateur, par la Révolution, ou… la réforme. Parmi les sociologues français de passage à Mexico, je ne sais plus si c’est Luis Mercier Véga ou Georges Friedmann qui m’a fait savoir en 1962 ou 1963 que des assesseurs du gouvernement algérien cherchaient à percer les mystères du Parti Révolutionnaire Institutionnel mexicain (PRI) : après une révolution longue et sanglante, comment en 1929 le Mexique avait-il institué sous le nom de PRI un régime politique stable pendant plus de trois décennies, peut-être plus ou moins démocratique et de ce fait honorablement accepté par les Etats-Unis et par la « communauté internationale », préservant les acquis fondamentaux de la révolution … et surtout les avantages acquis de la « famille révolutionnaire », club des vainqueurs de la première révolution du XXe siècle ? (voir mon article « 1962 » http://alger-mexico-tunis.fr/?p=613)
Xavier Driencourt nous décrit sans détours ce qu’il a vu de la société algérienne et de son évolution en deux décennies. Comment mémoire et histoire sont des enjeux plus sensibles qu’ailleurs («c’est le seul pays où l’ambassadeur doit non seulement réfléchir sur l’avenir, mais aussi gérer le passé »). Comment fonctionne le « système ». Comment la relation à l’étranger est plus fondamentale qu’ailleurs (la France et ses visas, bien sûr : qui se souvient que « l’obligation de visa n’a été instaurée qu’en 1986, à la suite des attentats terroristes dans Paris […] vue comme une anomalie temporaire »). Cela est vrai aussi pour les relations avec l’Europe, le Maroc, le monde ex-soviétique. Comment le « système » a produit le Hirak, comment la relation à l’Islam a changé, vers une société bigote plus que religieuse. Comment la surveillance de l’opinion rend particulière la situation des religieux chrétiens et celle bien plus explosive des journalistes.
Xavier Driencourt nous parle aussi de son métier : plus que tout autre pays ayant dépendu de la France, l’Algérie et les Algériens savent tout, au jour le jour, de ce qui advient en France, alors qu’à l’inverse les Français qui s’intéressent à l’Algérie s’en tiennent souvent à des clichés et des phantasmes. Par rapport à une ambassade « normale », le poste d’Alger doit gérer deux opinions publiques sensibles, une masse de binationaux (ils sont « 40 000 « immatriculés »… plus sans doute 50 000 « méconnus »), leurs ascendants vivants ou morts, leurs descendants. Si les Instituts (culturels) français sont installés dans cinq villes, au moins huit autres pourraient en accueillir d’autres, tout comme des lycées (un seul à Alger). Ces freins à la « francophonie » profitent au développement de l’anglo-américain…
Retraité depuis qu’il a quitté l’Algérie, Xavier Driencourt ne mâche ses mots vis-à-vis de personne, sans agressivité et avec un humour qui s’appuie sur une foule de détails significatifs. Un seul « trou noir » dans son exposé : aucun chapitre sur l’armée algérienne, mais il en parle sans cesse à propos du Hirak, du « système », des islamistes.