Carte blanche aux trois ouvrages « Juifs et Musulmans au Maghreb »
Maghreb des livres février 2017, Dialogue entre Abdelkrim Allagui (Tunisie), Mohamed Kendib (Maroc), Lucette Valensi (Algérie) ; présentation par Sadia Barèche.
Lucette Valensi prend la première la parole pour resituer l’origine du projet Aladin de créer des ponts entre juifs et musulman, Simone Veil et Jacques Chirac avaient constaté qu’un divorce de plus en plus marqué apparaissait surtout en France entre des Juifs et des Musulmans, et non les uns et les autres en général. Mais l’incompréhension était suffisamment inquiétante pour décider des rapprochements Il était prévu des actions pédagogiques à support éthique et historique pour réduire la fracture. D’abord l’établissement d’une charte qui face au flot de haine et de violence qui s’aggrave déclare sa volonté de rapprocher les communautés juives et musulmanes comme elles l’ont été par le passé au moyen orient et affirme son soutien au droits à un état souverain et à la sécurité des peuples juifs et palestinien. Ensuite des actions telles que des voyages à Auschwitz ou la traductions de certains ouvrages comme le journal d’Anne Franck ou Primo Levi pour faire connaitre l’histoire de la shoah et lutter contre le déni des déportations de Juifs, d’homosexuels et de Tziganes. Ce travail ne fut pas aisé dans tous les pays arabes et ce fut souvent l’ambassade de France qui mit en œuvre certaines aspects du projet, comme la traduction du sous titrage du film Shoa.
Dans un deuxième temps l’association Aladin lance son projet pédagogique dans les académies en France où il s’agit de répondre aux questions des enseignants d’histoires notamment. Par ailleurs, le projet prévoit la publication pour chaque pays du Maghreb d’un ouvrage d’histoire sur les relations entre juifs et Musulmans. Elle-même Lucette Valensi ayant commis l’ouvrage sur l’Algérie.
Elle passe ensuite la parole à Abdelkrim Allagui qui donne les axes du livre sur les Juifs et les Musulmans en Tunisie. D’emblée il commence par dire que l’on compte actuellement de 1500 et 2000 Juifs alors que leur présence en Tunisie remonte à l’antiquité. Malgré la disparition de cette communauté, la culture juive reste très présente en Tunisie notamment dans les fêtes et aussi grâce aux travaux scientifiques des laboratoires de recherche et de l’association de soutien aux minorités. Le laboratoire de X Travaille sur l’agression nazie du 9 décembre 1942 à Tunis événement d’histoire qui donne lieu à des journées de commémoration publique en plein Tunis. Quand on enterre une victime juive tunisienne du 9 janvier 2015 dans l’épicerie casher, de Paris les notables tunisiens musulmans assiste aux obsèques. Quand une députée se permet de prononcer publiquement une phrase raciste « les juifs Dieu m’en garde » c’est le président du parti Nnadar qui intervient immédiatement, s’opposant publiquement à l’opprobre au point que la députée devra elle-même s’excuser par la suite après d’ailleurs que les réseaux sociaux se soient eux même positionnés en soutien à la communauté juive. Donc les Juifs sont intrinsèquement liés à la culture tunisienne. Tous les groupes tunisiens partagent le même espace sensible, la lumière, les saveurs, les parfums, des saintetés communes, la musique. A la fin de chaque mariage en Tunisie, c’est une chanson juive qui est reprise par les convives.
Le livre parle des juifs de l’antiquité à nos jours, où l’on voit que globalement en Tunisie les rapports avec les différentes populations étaient bons, malgré un arrière fond de persécutions toujours présent. Avec les Fatimides, les Juifs sont intégrés, les rapports sont bons, l’élite parle l’arabe et participe à la vie de la cité, avec les Almohades, au XI et XIIème siècle, ce fut une période sombre pour les Juifs, mais aussi pour toute la population en général, y compris pour certains Musulmans. La période suivante, avec le pouvoir des Absides, du XIIIème au XVIème siècle, les rapports sont de nouveau cléments, c’est la période où notamment aux Juifs d’Espagne se réfugient en Tunisie. Suivront ensuite les Juifs de Gènes et de Livourne, des Juifs riches qui apportent la modernité.
Abdelkrim Allagui parle de deux textes importants : le premier texte en 1854, le pacte fondamental à l’instar de la déclaration des droits de l’homme où il est écrit noir sur blanc que tous les hommes sont égaux devant l’impôt et devant la loi. Puis un autre texte, la constitution de 1857, plus politique, où l’égalité entre les individus est réaffirmée, Allagui parle de processus de citoyenneté. Il n’y a pas un Musulman supérieur à un Juif ou à un non Musulman. Même si cette période a duré peu de temps.Parmi les élites de l’époque il y a Bendiaf qui défend les Juifs dans le cadre de l’Islam et pour cela il étudie les pratiques et Adits du Coran pour les adapter à l’époque moderne. Il a cette belle phrase, les Juifs sont nos frères en patrie qui inspirera tout le mouvement d’émancipation vers l’indépendance et même si entre temps il y aura des moments de tensions et de violence comme en 1917, 1932, 1938, 1941, il y a aussi un Cheik qui s’appelle Kaldi qui écrit avec César Benattar l’esprit libéral du Coran.
Abdelkrim Allagui nous dit qu’au dix-neuvième siècle et au vingtième siècle, les Juifs sont par moment intégrés participant à la vie de la cité et à d’autres moments, ils seront plus rejetés mais la communauté juive aura toujours des protecteurs parmi les intellectuels musulmans. Il donne plusieurs anecdotes et notamment celle du notable qui intervient pour que les Juifs ne portent pas l’étoile jaune pendant le gouvernement de Vichy. La première fois qu’un parti nationaliste se constitue, en 1920 le Destour, un Juif participe à la délégation qui porte ses revendications à Paris. Après l’indépendance, les deux premiers gouvernements comporteront des Juifs. Mais de façon générale, lors de la colonisation, la communauté juive a opté pour la France. Elle s’est tournée vers l’occident. Il faut dire que la France a toujours cherché à diviser les Tunisiens en fonction de leur religion. Ainsi le décret Crémieux qui permet aux Juifs d’être français. Donc sans juger, pendant la colonisation, on peut dire sans conteste que les Juifs de Tunisie ont choisi de regarder vers la France.
Ensuite Mohamed Kenbib nous parle de l’ouvrage sur les Juifs au Maroc. Lui aussi commence par l’époque actuelle en disant que depuis le printemps arabe la nouvelle constitution de 2011 parle de la composante juive de la population marocaine, de même que les composantes Amazigh, Sahraouie et autres qui participent au peuple marocain un et indivisible. Le royaume souverain est musulman par tradition et parce que la tradition musulmane promeut les valeurs de tolérance, d’ouverture, de dialogue, la compréhension mutuelle entre toutes les cultures. Mohamed Kenbibdonne ensuite des exemples de reconnaissance de la communauté juive. Ainsi l’inauguration en grande pompe avec des représentants du roi de la synagogue de Fez, ville considérée comme la ville musulmane la plus traditionnaliste du Maroc. Autre exemple, les honneurs rendus à la synagogue de Casablanca qui donnèrent également lieu à des prises de position publiques des autorités envers la communauté juive. Enfin le quartier juif de Casablanca en pleine médina, put reprendre son nom hébraïque et redevint le quartier de Mehla. Enfin il dit qu’en décembre 2015, lors du prix Martin Luter King de la liberté remis à New York à titre posthume au roi du Maroc Mohamed V, parmi les dignitaires marocains présents à New York, il y avait des personnalités juives.
La présence juive au Maroc remonte à l’antiquité, autour du cinquième siècle avant JC. La communauté téchebime, qui se considère d’ailleurs comme des autochtones, il y eut des phénomènes d’interpénétration des Juifs et des Berbères à cette époque. La berbérisation de Juifs et la judaïsation des Berbères. La deuxième composante de la communauté juive sont : les expulsés d’Espagne environ 20 000 personnes vers 1492. Enfin les Juifs Marranes, moins nombreux, qui se sont échappés du Portugal et de l’Espagne pour pouvoir pratiquer leur foi.
La religion est le fondement de la cohabitation entre Juifs et Musulmans parce que ce sont des monothéismes.David Corcos dans les Juifs du Maroc parle de monothéisme « purs ».Il y a aussi le culte des saints et des saintes. Les Juifs et les Musulmans croient dans le pouvoir et la protection des saints, ils croyaient en la Baraka.Il y a aussi des rites communs comme les processions rogatoires pour attirer les pluies en périodes de sécheresse. Georges Wajda a écrit dans ses récits judéo arabes de très beaux textes sur les processions communes où Juifs et Musulmans implorent pour que vienne la pluie. Notamment des tacha notes de rabins demandant aux dames d’éviter de porter des bijoux pendant ces processions rogatoires pour éviter le brigandage.
Le statut de la dima ou protection des minorités juives et chrétiennes.Cette protection a été à des niveaux variables selon les époques, selon que les oulémas sont plus ou moins rigoristes. Dans le langage courant aujourd’hui dire : je suis sous la Dima de quelqu’un signifie j’ai un pistonou je suis sous la protection de quelqu’un qui a le bras long. La Dima est liéau régime de persécution. Mais il y a la règle et les écarts à la règle, un décalage entre les prescriptions et la réalité. D’ailleurs Mohamed Kenbib dit qu’à l’occasion d’une rencontre à Fez organisée par le centre communautaire de Raffi Marciano il y a huit ans, Habib Bouguénim écrivain connu pour le roman autobiographique : récits du Mehla d’Essaouira, dit : Je me demande si ce n’est pas grâce à la Dima que nous sommes restés juifs. Et le maire de Fez ajoutas’adressant à la communauté juive : « je ne sais pas s’il faut vous souhaiter la bienvenue, vous étiez là avant nous. »
La musique des juifs et des musulmans a aussi des convergences frappantes. Le duo de musiciens très connu en 2017 aux Etats Unis est composé d’un Musulman Mohamed Majtoub et d’un Rabin américain Haïm l’Mlouk. « Quand ils chantent ensemble, c’est le délire ». En Israël les musiciens juifs marocains tiennent à faire connaitre la musique arabo andalouse aux Ashkénazes. Et l’orchestre national israélien joue la musique andalouse et l’un des grands maitres en est Anvi Amzalakqui enseigne cette musique en Israël et aux Etats unis et il connaît le coran par cœur. Cette série de convergences n’empêche pas les tensions voir les révoltes tribales et notamment pour réagir face à l’impôt. Les tribus se révoltaient contre le pouvoir central par rapport à l’impôt et aussi entre elles en période inter règne, car elles soutenaient chacune un prince susceptible de devenir le nouveau sultan. Ce lègue est assumé actuellement au niveau national et le patrimoine culturel juif est assuré par des Musulmans. Un musée du judaïsme marocain s’est ouvert à Casablanca.
Pour l’Algérie, au moyen âge il existe deux périodes sombres pour les Juifs mais il faut analyser ces différents rapports dans leur complexité. En Europe au Moyen âge, les juifs sont expulsés de France, et d’Angleterre, persécutés en Espagne, convertis ou expulsés et ré accueillis moyennant finance en Italie… En Algérie, il y eut peu de conversion car on voyait bien qu’il valait mieux des Juifs repérés que des Musulmans récalcitrants.
Ainsi quand les ottomans arrivent en Algérie la milice turque traite en sujet tous les musulmans présents. Il y a une très forte hiérarchisation, celui de Biskra qui garde le Hammam n’a pas les mêmes droits que le commerçant de Alger, les Kabyles n’ont pas le même statut non plus, ils doivent s’incliner devant les oulémas qui ont plus de savoir ou manifester de la déférence devant les Maures etc. Les Juifs eux en plus n’avaient pas le droit de porter des armes. La domination des Juifs existe bel et bien.
C’est surtout pendant la période coloniale que le divorce se fait entre Juifs et Musulmans, ce n’est pas uniquement le décret Crémieux qui en est la cause puisque qu’en Tunisie ou peu de juifs sont devenus Français, ils ont quand même massivement quitté la Tunisie, de même qu’au Maroc ou le décret Crémieux ne pouvait pas s’appliquer, les juifs ont quand même quitté le Maroc au moment de l’indépendance.
C’est surtout la différence d’ascension sociale entre les Juifs et les Musulmans. Enrichissement, scolarisation, accès à la culture française et à des professions reconnues pour les Juifs alors que les musulmans étaient massivement non alphabétisés en 1960. Le divorce entre Musulmans et Juifs vient aussi du mode d’action de la lutte de libération, considéré comme violent et de l’incertitude quant au sort réservé aux Juifs à l’issue de la guerre. Néanmoins des Juifs ont participé au mouvement de libération nationale en Algérie comme en France. On a aussi vu des Juifs dans l’OAS.
A une question sur ce que recouvre le terme de communauté juive ou musulmane Lucette Valensi répond : « Un homme musulman peut épouser une Chrétienne ou une Juive, l’inverse est rare et n’est possible que s’il y a conversion ».
Le statut des gens du livre fait que chaque communauté peut avoir ses juges, ses textes juridiques, ses lieux saints, ses maitres d’école, la personne qui pratique la circoncision, la personne qui fait l’abatage des bêtes, ses percepteurs pour aider les orphelins, son calendrier, ses jours de congés … De tous temps, les communautés pouvaient s’organiser de façon autonome et cela a été complètement secoué pendant la colonisation pour disparaitre complètement au moment des indépendances.
(Marilaure Garcia Mahé)