Wassyla Tamzali en lecture

Wassyla Tamzali en lecture

Education algérienne, de la révolution à la décennie noire, Wassyla Tamzali, Gallimard- Témoins, 2007, 260 p.

Souvenirs tressés dans la langue exceptionnelle de cette femme qui sort de l’adolescence avec l’indépendance algérienne, née d’une bonne famille qu’elle décrit avec nostalgie et saveur. Le titre rappelle ce livre très dur, Education européenne, de Romain Gary (les partisans dans la seconde guerre mondiale en Europe orientale).

La première partie, la plus longue, cible la politique des premières années de l’Algérie indépendante, vue par une fille de la « haute » prise à 20 ans dans ce nouveau pays qui pour elle est une communauté fraternelle dont elle découvre lentement qui sont les « grands frères », ceux qui occupent le pouvoir et en jouissent, eux les hommes francophones, en laissant leur part du butin aux petits cadres ruraux plus machos encore qu’eux, pieux, ignares, parlant darija, qui peu à peu vont devenir la machine intégriste dominante et tolérée par la caste militaire de ces grands frères.

Vient en seconde partie, La maison pourfendue, un récit qui tourne autour de la maison familiale dans l’arrière pays de Bejaia, avec des souvenirs échelonnés, depuis le départ familial au sein de la guerre d’Algérie jusqu’à la retrouvaille, après la longue période de confiscation révolutionnaire, de la ruine « rendue » aux Tamzali, mais occupée par les familles misérables qui y ont squatté.

La troisième partie est une réflexion sur la violence des « années noires », mise en miroir avec la violence originelle constitutive de l’Algérie née d’une guerre d’indépendance confisquée dès 1956 par ceux qui n’aiment pas les femmes, les jeunes, les intellectuels.

La dernière partie revient sur les origines familiales de Wassyla : Stambouliotes d’un côté, Valenciens (el fornero) de l’autre, entre puissants descendants de rais et paysans pauvres. Cette algérienne francophone souligne (p.247) : « étrange affaire que celle de ne parler ni sa langue maternelle ni sa langue paternelle, et d’avoir une langue étrangère, le français, comme langue première ».

Ce n’est donc ni un récit chronologique, ni une réflexion thématique simple. D’où mon choix de relever quelques points forts qui m’ont particulièrement frappé, en lisant tardivement ce livre dont mes amis me disaient depuis longtemps qu’il est fondamental.

Wassyla Tamzali

Wassyla Tamzali

Les langues : « Les uns et les autres s’appellent ya kho, « mon frère », un de ces petits mots arabes qui s’accrochaient au français, que tout le monde parlait, plus ou moins bien, mais spontanément, en roulant les r. Les r bien roulés affirmaient une identité que l’usage presque exclusif du français mettait en péril. Le parler guttural était un signe d’appartenance à l’idéologie dominante […] Au premier congrès de l’Union nationale des étudiants algériens (octobre 1962) la question de la langue est mise au vote : ce sera le français [… avec un seul opposant] « camarade, tu es démocrate, tu dois accepter le vote »… D’accord, mais alors en roulant les r- pourquoi ?- Ca fait plus viril » (p 42- 43). « Plus d’une fois un ami a changé de ton devant moi et s’est mis à rouler les r au téléphone avec un interlocuteur qui était sans doute un responsable politique qu’il fallait flatter ou un subordonné qu’il fallait circonvenir. […] Avec le temps, ceux qui roulaient vraiment les r nous ont mangés tout crus »…

(p. 58 ): Hamadi Essid à Sidi Bou Saïd « tu ne peux pas imaginer ce que tu perds en ne lisant ni ne comprenant l’arabe… la poésie si grande, le Coran est intraduisible ! » Lui seul me donnait la mesure de ce que je perdais et me laissait entrevoir la richesse de ce que serait une culture arabe vivante. Lui seul, car chaque fois que je rencontrais un des laudateurs de cette langue, je me réjouissais d’avoir échappé à la chape mortifère qui recouvrait leur pensée.

[ma] tribu…[les intellos de gauche] celle que j’ai rejointe à la fin des années 1960, déçue par ma tribu d’origine et par celle des révolutionnaires au pouvoir, les « grands frères ». Hommes et femmes ensemble, dans ce pays qui pratique la ségrégation sexuelle ; francophone, dans un pays qui avait déclaré la guerres aux séquelles du colonialisme […]

 Histoire et mémoire […] les guides de la nation nous conviaient, nous donnant le baptême du jour, comme les prêtres l’hostie. […] Ils avaient vite mis la main sur l’histoire algérienne. Elle était devenue une entreprise nationale, comme le pétrole, les terres [etc]. Plus grave encore, la guerre de libération, qui appartenait au peuple algérien, était mise sous haute surveillance […] Les survivants avaient pris la parole aux morts, et le pouvoir sur les vivants. […] p81 : les pages de notre journal envahies par des références aux héros d’un passé poussiéreux ; pas Ferhat Abbas, ni Aït Ahmed, Abanne Ramdane [ni] Aleg, Iveton, Timsit, Maillot […] De ces êtres de chair et de sang, on avait à la va-vite et sans flonsflons mis les noms sur les plaques de nos places et de nos rues […] On se tournait vers des héros moins encombrants […] Abd-el-Kader, Ben Badis, Averroès, Omar Khayyam […] leurs noms étaient utilisés comme des bonbons qu’on suce pour faire passer un mauvais goût, le goût de la culture française.

Se souvenir de la guerre d’indépendance : (p. 104- 105) : Vingt ans après, le Milk-Bar était devenu le rendez-vous de la drague de l’après-midi. Personne ne voulait se souvenir de ce temps, à part quelques reconstitutions en carton-pâte et des cérémonies officielles … Des Français venus en Algérie au moment de l’indépendance s’émerveillaient d’être bien reçus… Magnanimité du pardon ? Maturité ? N’était-ce pas plutôt que le peuple algérien zappait son histoire ? … Plus que les violences portées par l’ennemi [nos propres exactions] sont enfouies, refoulées, niées. Chaque maison a eu sa guerre d’Algérie, en filigrane de l’autre, estampillée. (p. 109) A regarder ces films de propagande [montrant les soldates de fiction au maquis], on est saisi du plaisir de voir l’arroseur arrosé : les propagandistes misogynes, piégés par les images fabriquées des soldates, ont dû batailler pendant vingt ans pour obtenir un code de la famille conforme aux traditions obscurantistes qui régentaient leurs vies et celle des maquis.

(p. 194) … L’Algérie restera française comme la Gaule est restée romaine. N’est-ce pas à peu près ce qu’a dit de Gaulle ? Pour une part infime d’elle-même, c’est sans doute vrai. C’est cette part infime qui sert d’interface entre le monde extérieur et l’Algérie. C’est cela qui vous a longtemps trompé, et nous aussi d’une certaine manière. Je fais partie de cette part infime. [conversation à l’UNESCO à propos de la décennie noire]. (p. 209) … Difficile ou pas, il nous faudra un jour apprendre à dire les bons et les mauvais jours pour construire notre histoire. Difficile ou pas, cela se fera. Déjà, la légitimité du pouvoir, principal artisan de notre silence, a sauté en éclat, de même que la fraternité qui cachait le mensonge de la politique. (p. 220) … La violence [islamiste] charriait avec elle les fantômes des jeunes adolescents de 1956. Quel qu’ait été le verbiage idéologique des assassins islamistes de la décennie noire, cette violence n’était autre que celle que nous tenions enfermée dans le secret de notre histoire naissante, au cœur de nos mémoires. Elle ressurgissait à peine masquée, retrouvant les mêmes cibles, les femmes, les jeunes, les intellectuels.

La cinémathèque : au fond de la salle, les loubards bruyants venus, pour pas cher, reluquer les actrices étrangères (en protestant en bons machos). La moitié de devant est « toute » l’intelligentzia algéro cosmopolite venue débattre sur la révolution algérienne, c’est-à-dire sur eux-mêmes. Le jour de 1972 où les femmes du Chenoua de Assia Djebar est présenté, elle se fait engueuler parce qu’elle se permet de faire « son » film au lieu de faire celui de la révolution algérienne, alors que cette privilégiée a la chance d’être la première femme algérienne à faire un film. Devant cette violence, les loubards du fond de la salle se taisent.

L’immobilier révolutionnaire : Les belles demeures pied-noires étaient la cible des vainqueurs. Elles jouaient un rôle important dans l’Algérie libéré et étaient parfois au cœur des tractations politiques et des compromissions. La révolution, c’était aussi ça : prendre possession du vide (p. 62). Sur le même thème voir la maison oranaise dans le film, l’Oranais   et dans le roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête. Si chaque pied noir en visite mémorielle est bien reçu, c’est aussi parce que sa maison est restée un peu à lui, en raison de l’acquisition presque toujours trouble de la part du nouvel occupant.

 

Deux portraits :

Germaine Tillion : (p. 86- 87) … J’ai mis du temps à accepter le mouvement de libération des femmes … Je défendais l’indéfendable… l’humiliation que nous subissions… être des mineures à vie… Dans un numéro de Jeune Afrique de juillet 1976, une journaliste donna, à la sortie du livre de Germaine Tillion, Le Harem et les cousins, un bel exemple de ce masochisme collectif … L’anthropologue des Aurès, la grande dame, se jetait dans la bataille. On oubliait qu’elle avait été de notre côté pendant la guerre d’Algérie. La journaliste faisait la comparaison entre une dactylo occidentale dévergondée et une étudiante algérienne vivant harmonieusement sa tradition. Plume mercenaire. Nous l’étions toutes et tous d’une certaine manière. Mea culpa encore. … Comme les jeunes femmes à la Cinémathèque à la projection du film d’Assia Djebar, intellectuelles de gauche pour la plupart, nous n’avions pas échappé au mal profond qui plombait l’Algérie socialiste, un nationalisme exacerbé maintenu contre vents et marées, et contre soi-même…

Rigoberta Menchú : (p. 173) …[à l’UNESCO, lieu de travail de Wassyla] était ma bête noire. Prix Nobel de la paix en 1992, elle faisait le tour des enceintes internationales vêtues de ses habits indiens traditionnels guatémaltèques, un peu comme aujourd’hui Tarek Ramadan, avec ses yeux de velours et sa barbe bien taillée. Elle plaisait aux diplomates, des hommes pour la plupart, toutes cultures confondues, quand elle disait que « le féminisme était la dernière forme de colonialisme ». Jamais elle n’enlevait son costume bariolé, à croire qu’elle dormait avec… Les héros de Sartre et de Fanon, ou plutôt de ceux qui s’octroyaient le droit de parler en leur nom, élevaient la voix contre leurs anciens maîtres. Les leaders du tiers monde, dans des homélies fracassantes – mon pays et Cuba composaient les plus belles- rejetaient sur l’occident toutes les tares du présent. Sans prendre la mesure du temps, les gouvernants vieillis des jeunes pays répétaient leurs sempiternelles litanies, dix, vingt, trente, quarante ans après le départ des colonisateurs… Dans le même temps, des femmes et des hommes de tous les horizons montait le désir de liberté… Les femmes surtout.