« PRENDRE LE LARGE » de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire (2017)
Il est tout indiqué de parler du dernier film de Gaël Morel dans les actualités culturelles de Coup de Soleil en région Rhône-Alpes parce que Prendre le large, un film où l’on voyage comme son nom l’indique, nous emmène de Villefranche-sur-Saône, petite ville forcément connue dans cette région, à Tanger au nord du Maroc, et dans un milieu tout à fait marocain, comme le prouve d’ailleurs le générique où abondent les acteurs et actrices de ce pays, Mouna Fettou, Kamal el Amri et bien d’autres. D’ailleurs le scénario est l’œuvre conjointe de Gaël Morel et de Rachid O, écrivain marocain de réputation longtemps sulfureuse car il fut le premier à raconter longuement son homosexualité (comme le fait par exemple Abdellah Taïa aujourd’hui) et la difficulté de vivre celle-ci dans le monde musulman.
Le point commun entre les deux lieux du film, Villefranche et Tanger, est qu’ils sont vus sous l’angle de la condition ouvrière, « entre l’agonie de la classe ouvrière française et l’exploitation de celle du Maroc », est-il écrit très justement dans Les Inrockuptibles . A Villefranche-sur-Saône, Gaël Morel a très bien connu le monde ouvrier dont il parle dans le début de son film, notamment par son père, comme il l’explique dans un entretien qu’il a donné à propos de son film. Au journaliste qui lui demande : « Vous connaissez la réalité de ce monde ouvrier ? », le réalisateur répond :
« J’y ai grandi. L’usine de textile que l’on voit au début de Prendre le large est celle où mon père a fait sa carrière, et c’est grâce à son dernier patron que nous avons pu utiliser ce lieu comme décor. Mon père a toujours été fier du métier qu’il faisait, mais j’ai vu la peau de ses mains se déchirer, je l’ai vu se délabrer physiquement. Et je l’ai vu bénéficier d’une loi sur la pénibilité du travail qui était la loi Fillon. Mon père a été sauvé par cette loi qui stipulait que toute personne ayant commencé à travailler avant 13 ans et ayant assez d’annuités de cotisations pouvait prendre sa retraite. Mon père a pu partir à 55 ans. C’est la dernière mesure en faveur du monde ouvrier et elle a été prise, malheureusement, par un gouvernement de droite. Je connais très bien ce milieu et je sais comment la politique ne s’en est pas occupée. L’usine de textile de mon film se trouve à Villefranche-sur-Saône (Rhône) et si elle tourne encore, dans cette région où toutes les autres usines ont fermé, c’est grâce au patron et aux ouvriers, qui se sont battus. »
Dans le film on voit comment son personnage, Edith, incarnée par Sandrine Bonnaire, réagit de façon tout à fait originale à la fermeture de l’usine textile où elle travaillait. Lorsqu’elle apprend que certaines activités de l’entreprise sont délocalisées au Maroc, elle décrète qu’elle veut partir y travailler, malgré l’effarement général devant son choix. Elle ignore tout du pays en général et notamment de Tanger qui est la ville où elle va ; ce qui ne manque pas de lui causer certains déboires dès son arrivée mais de toute façon, être ouvrière dans un atelier de couture marocain est une situation objectivement très difficile, qui ne peut compter sur aucune sorte de protection sociale, ni sur le respect d’aucune espèce de droit. Le seul fait de signaler un disfonctionnement cause un renvoi immédiat et humiliant et c’est en effet le sort qu’elle subit. Gaël Morel est suffisamment bien informé pour être sûr de ce qu’il avance et dont il donne d’ailleurs des exemples aussi révoltants dans d‘autres pays. La malheureuse Edith se trouve alors dans une situation de plus en plus difficile et l’on dirait que Sandrine Bonnaire retrouve le personnage misérable voire pathétique qu’elle était dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985).
Cependant et c’est là un point sur lequel insiste Gaël Morel, son intention n’est nullement de faire une description naturaliste, il explique qu’il ne s’intéresse qu’à des personnages singuliers si modestes qu’ils soient socialement et c’est pourquoi il a choisi pour incarner Edith une actrice hors pair comme Sandrine Bonnaire. Sa référence est un certain néo-réalisme italien , d’où cette comparaison éclairante avec une autre très grande actrice : « Quand j’ai filmé Sandrine Bonnaire dans le Rif marocain, j’ai retrouvé des souvenirs de Stromboli(1950) de Roberto Rossellini, qui m’avait encore plus marqué que je ne le pensais. J’ai même trouvé que Sandrine avait quelque chose d’Ingrid Bergman, dans sa manière de marcher, son port de tête. Il suffit parfois d’être en légère contre-plongée sur elle pour que, tout à coup, quelque chose de mystique se dégage ».
Il est certain qu’en évoquant Roberto Rossellini, Gaël Morel met la barre très haut, à un niveau qui n’est pas celui de sa propre réalisation. La fin du film paraît bien faible et pour reprendre la même image, elle n’est pas à la hauteur de ses meilleurs moments. Mais le film est de toute manière intéressant, ne serait-ce que parce qu’il est construit sur un renversement des situations habituelles et attendues : cette fois il s’agit d’une ouvrière française qui va travailler au Maroc, et non de Marocains qui viennent chercher du travail en France. Le comparatisme se doit d’être réversible pour être instructif et déboucher sur des jugements équilibrés. Prendre le large est un film qui, sans aucun doute, suscite la réflexion
Denise Brahimi
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir