« VENT DU NORD » de Walid Mattar (Tunisie 2018)
Ce film vient de sortir sur les écrans français, après une sortie flatteuse en Tunisie.
La belle famille des cinéastes sociaux, des Ken Loach, Guediguian, ou des frères Dardenne vient de s’enrichir d’un séduisant cinéaste tunisien, pas encore quadragénaire, Walid Mattal, tombé dans le cinéma tout petit, comme cinéaste amateur : il est membre à 13 ans de la fédération tunisienne du cinéma amateur ! Après de solides études, son diplôme en génie civil lui vaut d’exercer des responsabilités dans une usine où il lui est demandé de « traiter » la ressource humaine : « on attendait de moi que je fasse le dur »… Au lieu de quoi, il nous livre son premier long métrage après quelques courts métrages primés. Son film a l’originalité de représenter les effets de la mondialisation des deux côtés : celui de l’usine de chaussure délocalisée de Boulogne sur mer vers Hammam Lif, dans la banlieue de Tunis, et des ouvriers affectés à un même poste de travail, et également sacrifiés. La narration se fait entre deux trajectoires parallèles du nord vers le sud et du sud vers le nord, et une succession de séquences entre Boulogne et Tunis, symboliquement reliées entre elles par les sillages des bateaux porte-conteneurs et de l’avion qui emmène l’ouvrier boulonnais, Hervé Lepoutre, sa femme Véronique et leur fils, Vincent, pour une semaine de vacances dans un hôtel touristique tunisien. L’éphémère prospérité que leur a procurée la petite entreprise de pêche clandestine leur permet cet intermède heureux, pendant que Foued, l’ouvrier tunisien embauché au même poste de travail transpire pour un salaire de misère… Subtile message, ponctué par le mélancolique retour en train vers l’aéroport, qui fait brièvement cheminer côte à côte les Lepoutre et Foued dans leurs trains respectifs, dont les voies finissent symboliquement par diverger.
Foued a quitté ses camarades de bistrot et leur philosophie de comptoir pour ce piètre emploi, espérant ainsi financer les soins médicaux de sa mère, mais y rencontrant aussi la belle Karima, qui le fera tenir quelques temps à son poste, avant qu’elle lui préfère la fréquentation du douanier chargé d’enregistrer les cargaisons de chaussures vers la France : la mondialisation crée des avantages pour quelques-uns, dont les douaniers…
La caméra humaniste de Walid Mattar excelle à faire vivre tous ces gens ordinaires et leurs scènes de vie. C’est en cela qu’on peut le rapprocher de la lignée des cinéastes « sociaux » cités plus haut. Il a d’abord su rassembler une belle équipe d’acteurs, qui incarnent à merveille et donnent une âme à ces gens ordinaires, aux perspectives désespérantes, mais qui vivent bravement cette existence compliquée. Citons Philippe Ribbot, belle gueule de cinéma, et Corinne Masiero, plus connue comme la « Capitaine Marleau » de la télévision, et porte-parole des Insoumis. Avec leur fils, campé avec crédibilité par le jeune Kacey Mottet-Klein qui quittera ses jeux de guerre pour intégrer pour de bon l’infanterie de marine, ils incarnent une famille française que l’épreuve va ressouder, comme la trop brève aventure de l’entreprise de pêche « au black » qui finit par une saisie policière. C’est que Vincent, personnage un peu Keatonien, ne parvient pas à dénouer les nœuds des obligations administratives que de ternes « conseillers » n’en finissent pas de dresser face à lui. On le voit à la fin du film récupérer ses « droits » à pôle emploi en faisant traverser en gilet vert les enfants des écoles, aux côtés de son camarade délégué syndical de l’usine… Les scènes de l’occupation de l’usine, de l’expulsion, des démarches administratives sont réalistes. Les scènes de bistrot, de rencontres amicales sont vivantes et on y croit.
Côté tunisien, la distribution est aussi réussie : Mohamed Amine Hamzaoui, tour à tour hâbleur, révolté, bon fils, joli cœur… compose un personnage intéressant ; la belle Abir Bennani est aussi crédible, d’abord séduite par Foued, puis réaliste dans ses choix, mais solidaire, tout de même. La brochette de buveurs de café à la terrasse du troquet tunisien fait écho, 2000 kilomètres plus au sud aux copains de comptoir du troquet boulonnais. Le dialogue surréaliste sur la mouche dans la tasse de café débouchant sur un improbable précepte religieux est un moment savoureux.
L’écriture du film est très soignée, comme les dialogues. La participation de Leila Bouzid dont on avait aimé son « A peine j’ouvre les yeux » au scénario, renouant avec d’autres collaborations, porte de beaux fruits. Pas de scènes inutiles, mêmes celles de transition. La boucle entre le feu d’artifice initial et la scène finale, dont on ne dévoilera pas la teneur est un joli message philosophique, qui vient encore approfondir le contenu politique suggéré à petites touches.
Notre époque est décidément incohérente, méprisant les faibles, tentant de mettre en concurrence les pays et les continents, pour de misérables profits. Mais les hommes et les femmes surnagent tant bien que mal, grâce aux micro-solidarités qui permettent de passer d’une étape à l’autre.
L’espoir est ténu, mais il demeure, nous dit peut-être ce film attachant et intelligent. à voir le 22 juin au cinéma les Alizés de Bron.
Michel Wilson
(texte provenant du N° 23, Juin 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)