» DES DAMNE(E)S DE L’HISTOIRE, LES ARTS VISUELS FACE A LA GUERRE D’ALGERIE », par Emilie Goudal , (Les Presses du réel, Œuvres en société, 2019)
Malgré son titre qui est évidemment une référence aux Damnés de la terre de Frantz Fanon (1961), ce livre n’est pas engagé politiquement au sens où il exprimerait de manière polémique des opinions personnelles en rupture avec les idées reçues. En fait, il s’agit d’un travail universitaire (thèse de doctorat sans doute réaménagée pour la publication) écrit par une historienne de l’art conformément au sujet qui se trouve exprimé dans le sous-titre de son livre. Celui-ci manipule une riche documentation, pas toujours très connue, en s’appuyant sur de nombreuses sources, des archives certes mais aussi des entretiens, des articles et des livres ; et des tableaux, évidemment.
Le plan général est tout à fait clair, chronologique et en deux parties, l’une qui étudie son sujet pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) et la seconde qui se consacre à la période suivante, dite postcoloniale. C’est toujours de production artistique qu’il s’agit, mais il est évident que les mises au point historiques sont aussi nécessaires que présentes, pour tenter de baliser un sujet qui est loin d’être clos : à la fin de la seconde partie, on trouve le mot « inachevé » dans la formule « une décolonisation (in)achevée », qui est la preuve d’une impossible clôture du sujet ; l’histoire continue, même si l’on peut supposer que ses acteurs principaux dans le domaine choisi vont changer ou sont en train de changer, du fait du renouvellement naturel des générations. Malgré un sujet bien explicité, il était évidemment impossible que cette seconde partie soit exhaustive, mais les angles d’attaque choisis par l’auteure font apparaître des sujets essentiels.
—S’agissant de la première partie, qui concerne la période de la guerre elle-même plutôt appelée « événements », cette ruse du langage permet de comprendre que la difficulté vient pour une bonne part de la non-reconnaissance de la guerre (c’est-à-dire du fait que c’en est une) par l’Etat français. Aborder ce sujet pour les artistes, c’est donc inévitablement s’exposer au risque de la censure, et il est intéressant de voir comment ils la contournent par des moyens propres à leur art. Sans parler de ce qui est plus difficile à apprécier, c’est-à-dire l’auto-censure.
En dehors de ces difficultés provoquées essentiellement par la situation historico-politique, il y en a d’autres qui sont davantage intérieures à l’art lui-même : puisque pour l’essentiel, cette guerre est un « non dit », comment figurer celui-ci ? Est-ce que seule une peinture abstraite ou tendant vers l’abstraction peut représenter ce qui n’est pas reconnu ni même reconnaissable comme objet possible de figuration ? Il semble que les œuvres dont nous parle Emilie Goudard pour cette période soient de styles beaucoup plus variés que cette problématique ne pourrait le laisser supposer.
—La seconde période, où l’art postcolonial trouve sa source dans la
mémoire de la guerre d’Algérie, amène l’auteure à aborder des sujets différents et variés. A commencer par la mémoire elle-même, dont elle rappelle très justement que c’est toujours une construction, à laquelle participe le travail des artistes. La guerre d’Algérie constitue pour eux une source incontournable, tant son impact a été fort sur la mentalité collective. Elle en parle comme d’une « matrice », mot évocateur de sa fécondité et de son pouvoir d’impulsion. Cependant est-il possible de faire entrer toutes les œuvres qui en découlent dans un même ensemble officiellement reconnu tel qu’un musée créé pour la circonstance on une collection qui serait très légitimement appelée « Art et révolution » ? N’est-ce pas ou ne serait-ce pas la vocation du Musée d’art moderne d’Alger ou MAMA, créé en 2007 ?
Les artistes postcoloniaux ont partie liée avec toutes les problématiques de leur époque. C’est pourquoi le livre d’Emilie Goudal fait une place importante à la représentation des femmes—ici il s’agit des femmes dans la guerre d’Algérie— et pas seulement pour glorifier leur rôle mais aussi pour le définir autrement et de manière beaucoup plus variée que cela n’a été fait par la politique officielle de l’Algérie.
D’une manière générale, les artistes de cette période et conscients de l’être ont à assumer une lourde responsabilité en tant qu’inventeurs du pays présent mais forcément lié à la représentation de son passé. Beaucoup de problèmes se posent et notamment la place qu’il convient d’assigner à certaines œuvres, le mot place étant parfois à entendre au sens propre : c’est ainsi qu’un certain « Grand tableau antifasciste collectif » (1960) a été promené de musée en musée, comme s’il était vraiment trop encombrant, par sa taille peut-être mais surtout à un sens psychologique ou politique du mot.
Il n’y a pas à s’étonner que même la partie de cet art conçue pendant la guerre d’Algérie et en liaison directe avec elle soit intimement liée aux affres de la décolonisation. Ce qui fait suite aux événements n‘est pas moins traumatique qu’ils ne l‘ont été eux-mêmes en leur temps. D’une autre façon, mais pas moins gravement. L’art se nourrit, directement ou indirectement, des grands traumatismes historiques, même ou justement parce qu’il a du mal à les aborder.
Denise Brahimi (repris de la lettre culturelle franco-maghrébine n° 35, juillet-aout 2019, Lyon- Grenoble)