« ALGERIE, LES ECRIVAINS DANS LA DECENNIE NOIRE » par Tristan Leperlier, (CNRS éditions, 2018)
Ce livre est issu d’une thèse de doctorat en sociologie ; il s’agit d’une application de la méthode sociologique au domaine de la littérature, pendant une période relativement courte et historiquement bien définie, puisqu’il s’agit de la dizaine d’années (1988-1998) pendant laquelle l’armée islamique et celle de l’Etat algérien se sont affrontées en une guerre civile extrêmement sanglante.
On peut assortir ces différents points de quelques commentaires qui permettent de caractériser le livre sinon d’en reprendre les analyses nombreuses et bien documentées.
De la thèse ce travail a tout le sérieux, s’appuyant à la fois sur des recherches dans les archives et dans les livres, ainsi que sur des entretiens avec les écrivains. Mais le souci de l’auteur, globalement couronné de succès, a été d’aboutir à une publication lisible, même pour un public non spécialisé (en tout cas moins que lui !).
La sociologie fait partie des sciences humaines et sociales, elle a assez peu à voir avec l’analyse littéraire ; mais s’agissant de sociologie de la littérature, il est évident que l’étude ou essai proposé par Tristan Leperlier est amené à examiner de près un assez grand nombre d’œuvres, sous un de leurs angles au moins, et à proposer une histoire littéraire dans la courte durée qui tient forcément compte du contenu des livres pour les caractériser. C’est ce qu’on trouve particulièrement dans le troisième chapitre du livre qui en comporte quatre ; la dizaine d’écrivains qui y sont évoqués avec précision sont rangés dans une typologie qui aide certainement le lecteur à se faire une idée des différentes voies entre lesquelles les écrivains ont choisi de s’exprimer. Ils ont manifesté de cette manière ce qui leur paraissait être, parfois pour un temps très court, leur priorité. L’urgence de la situation n’aboutit pas pour tous au même résultat, ce qui est déjà la preuve que cette situation historique et politique n’est pas entièrement déterminante, et qu’elle laisse à la littérature ou plutôt aux littérateurs, la possibilité d’une autonomie.
C’est d’ailleurs cette question de l’autonomie qui est au cœur du questionnement implicite, mais aussi explicite à certains moments, où l’auteur a trouvé le moteur de sa recherche. Y a-t-il des moments où l’écriture est amenée à l’oubli d’elle-même tant elle est motivée, de façon impérieuse, par le souci de faire connaître et d’impliquer le lecteur dans la connaissance des faits ? Le travail des écrivains est-il alors du même ordre que celui des journalistes ? ou bien doivent-ils assumer le rôle d’intellectuels, la confusion entre les deux rôles ayant été communément admise pendant les périodes qui ont précédé la décennie ? Cette dernière période, celle des années 90, confirme plutôt une certaine volonté de distinguer entre écrivains et intellectuels, cette règle générale se voyant confirmée comme il arrive souvent par une exception de taille, Rachid Boudjedra le « Voltaire d’Alger ».
Rachid Boudjedra est d’autant plus représentatif de la littérature algérienne (et ce bien avant la décennie noire, en fait depuis la première décennie de l’indépendance, moment où il a publié son premier roman La Répudiation en 1969) qu’il a l’avantage, avec un petit nombre d’autres écrivains, d’être à la fois francophone et arabophone, et d’avoir su passer de l’une à l’autre langue au cours de sa carrière, selon les circonstances historiques, c’est-à-dire selon ce qu’à un moment donné il jugeait le plus opportun.
Cette question des langues donne lieu à tout un chapitre du livre de Tristan Leperlier, le deuxième intitulé : « Une guerre des langues ? » Le point d’interrogation a toute son importance, il signifie que l’auteur n’est pas prêt à accepter d’emblée et sans nuances une thèse pourtant très répandue, regroupant dans l’opinion générale tout un ensemble d’oppositions considérées comme équivalentes et superposables : les arabophones et les islamistes seraient les mêmes, attachés à l’édition nationale et accusant certains de leurs confrères d’être ralliés au « parti de la France » ; à l’inverse les francophones seraient tous des anti-islamistes radicaux, recherchant avant toute chose une dimension internationale. L’auteur n’a pas de peine à montrer par une série d’exemples que la situation est beaucoup moins simple et beaucoup moins tranchée. La perception accrue du clivage linguistique a pu être une sorte d’aboutissement de la guerre civile tant il est vrai que celle-ci se nourrit d’une exacerbation des différences. Mais Tristan Leperlier, en tant que chercheur, juge qu’il serait de mauvaise méthode de séparer les écrivains en deux groupes distincts, francophones et arabophones. Et il voit une justification de sa prise de position dans ce qui s’est passé depuis la fin de la décennie noire jusqu’à l’époque où il écrit, où il lui semble que la politique des éditeurs algériens consiste justement à ne pas accorder d’importance à cette distinction—le moins possible en tout cas.
Car là n’est pas le vrai problème, pour parler de celui-ci c’est à la notion d’autonomie qu’il faut revenir, en lui donnant un de ses sens possibles et importants dans le contexte algérien. Là il s’agit d’autonomie par rapport à la France et à l’édition française, qui d’ailleurs cherche beaucoup moins qu’on ne l’a dit et de manière moins commerciale à détourner la production littéraire algérienne au profit du marché français. En fait la préoccupation de créer une littérature algérienne autonome existe certainement et ne cède pas devant les difficultés. Son importance est plus décisive que ne peut l’être la pluralité linguistique du pays. On a voulu voir dans celle-ci un problème majeur, pourtant ce dernier trait n’a jamais empêché les écrivains algériens quels qu’il soient d’écrire dans la langue qui leur convient.
Denise Brahimi (repris de la lettre culturelle franco-maghrébine n° 35, juillet-aout 2019, Lyon- Grenoble)