C’est une chance de trouver un tel bilan dans un livre qui reste de dimensions modestes et d’une parfaite lisibilité. Nous bénéficions dans ce livre de la parfaite maîtrise d’un historien conforme à l’idée qu’on peut continuer à se faire de cette profession, documentation précise sans être envahissante, objectivité et recherche d’un équilibre entre des points de vue trop souvent polémiques et irrecevables à force d’être poussés jusqu’à l’extrême. L’un des plaisirs qu’on a à lire ce livre est le sentiment qu’il est fiable, ne cherchant pas à influencer le lecteur mais à l’informer. Les qualités dont il fait preuve seront sans doute plus appréciables encore dans le second volume qui prendra la suite de celui-ci pour conduire l’histoire de la relation entre la France et l’Algérie jusqu’à son dénouement.
Dans le volume que nous avons actuellement sous les yeux, la recherche historique porte essentiellement sur les aspects militaires d’une conquête qui a été longue et difficile et sur l’organisation, au fur et à mesure, de ce qui doit permettre et encadrer le fonctionnement du régime colonial (politique, administratif, économique). L’auteur s’appuie à la fois sur ses propres travaux, notamment ceux qui concernent la lutte menée par l’armée française contre Abd el-Kader et, chapitre sans doute moins connu de nos jours, ce que furent les « bureaux arabes dont le rôle, limité dans le temps, n’en a pas moins été un aspect original et intéressant de la conquête. Mais il utilise aussi les très grands livres consacrés par des historiens éminents à la colonisation française en Algérie, ceux de Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron et Xavier Yacono. L’existence de ces travaux lui permet d’être synthétique et de prendre un recul suffisant pour proposer, de manière prudente et modérée, néanmoins ferme, quelques appréciations.
Le déroulement du livre ne pouvait évidemment être autre que chronologique puisqu’il s’agissait de marquer les étapes qui ont rythmé ces soixante-quatorze ans, en commençant forcément, comme l’histoire elle-même, par le célèbre débarquement de 1830 à Sidi Ferruch, ou plutôt même un peu avant pour faire connaître les origines de l’événement. Après quoi la conquête militaire va de pair avec l’établissement des colons puisqu’il s’agit et c’est le trait fondamental de ce qui s’est passé en Algérie, d’y mettre en place une colonie de peuplement. Les témoignages ne manquent pas sur les expropriations parfois éhontées qui ont permis d’attirer des colons et du moins pour certains d’entre eux de réussir brillamment—mais il faut rappeler que ce fut pour certains seulement. Sans revenir sur des faits désormais très connus, sur lesquels l’auteur donne néanmoins le minimum requis de précisions (et sans doute n’a-t-il pas été facile de déterminer en quoi consistait ce minimum), on peut s’arrêter un instant sur son sujet de prédilection, à savoir, comme on l’a déjà dit, les « bureaux arabes » qui entrent en fonctionnement à partir de 1844. Leurs chefs, assez peu nombreux (environ deux cents), sont chargés de gérer les relations avec la population arabe. Ce sont pour la plupart de jeunes officiers sortis des grandes écoles, dont on peut citer pour exemple Jean-Auguste Margueritte, malheureusement mort prématurément à la bataille de Sedan en 1870. Ils entretiennent des relations, parfois complexes mais indispensables, avec les notables locaux et prennent des initiatives dans les domaines économique et social, parfois inspirées du saint-simonisme. Ils sont également chargés de la médecine et de l’enseignement. De manière intéressante, Jacques Frémeaux les rapproche des « réformistes » musulmans, ces chefs d’Etat qui au même moment s’efforcent d’engager leurs pays dans la voie du progrès, sur le modèle occidental quelque peu aménagé. Cependant, en Algérie, ils sont au service de la colonisation et il ne saurait en être autrement. D’autre part le style de relation franco-arabe qu’ils ont essayé d’instaurer n’est pas sans rapport avec la politique dite du « Royaume arabe » qui a été la grande idée de l’Empereur Napoléon III s’agissant de l’Algérie qui lui tenait à cœur mais l’auteur est manifestement de ceux qui sont très critiques à l’égard de cette politique et la considèrent plutôt comme une velléité restée indécise et inaboutie. Non sans rappeler, avec le souci d’équilibre qui le caractérise, que cette politique se retrouve peut-être avec succès dans celle qui fut plus tard appliquée au Maroc par Lyautey ; et que De Gaulle aurait déclaré en 1960 : (avec le royaume arabe) « on est passé à côté de la seule formule qui aurait été viable ».
Quoi qu’il en soit, après 1871, la politique de la Troisième République s’en éloigne radicalement et se fonde sur des principes différents. L’expression en vigueur sera désormais, et pour longtemps, « L’Algérie française », c’est-à-dire l’assimilation de l’Algérie à la France. Cependant, le début de cette nouvelle politique est de bien mauvais augure, puisqu’il s’agit de l’insurrection générale de 1871, le nombre d’insurgés étant évalué à 800.000 personnes, dont la répression par la France a eu des conséquences gravissimes, et surtout le terrible appauvrissement de la Kabylie, qui ne réussira pas à s’en remettre pendant toute la période coloniale.
Le bilan provisoire (jusqu’en 1914) qu’établit finalement Jacques Frémeaux insiste sur l’ambivalence de cette Algérie dite française, pour laquelle à cette date du moins on ne saurait parler d’échec—en tout cas pas dans le domaine économique, où l’on peut au contraire affirmer l’existence d’une réelle « prospérité coloniale » (c’est le titre du 10e chapitre du livre, qui en comporte 12). S’agissant des relations avec les Algériens Musulmans, il nous est sans doute difficile d’échapper à une lecture rétrospective du fait que nous savons ce que sera la fin de l’histoire, quarante-huit ans plus tard. Jacques Frémeaux se contente de parler de « motifs d’insatisfaction et d’inquiétude », formule que certains dénonceront sans doute comme une litote (atténuation) ! Mais il est vrai que les contestations et remontrances sont encore sporadiques. Suite au second volume …
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 36, septembre 2019)
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