Editorial
Il est probable que nombre dâentre nous se sont mobilisĂ©s ces derniers temps autour du dernier livre de Kamel Daoud, « Houris », qui a beaucoup fait parler de lui. La brĂšve prĂ©sentation quâen donne la Lettre nâest Ă©videmment quâune piĂšce du trĂšs gros dossier constituĂ© par la presse et les mĂ©dias, permettant Ă chacun dâapprĂ©cier les enjeux du dĂ©bat.
Cependant, en dehors dâun Ă©vĂ©nement comme celui-ci, on peut constater que nos lectures se situent selon des lignes directrices Ă©tonnamment constantes depuis des annĂ©es. Câest ainsi quâon voit rĂ©apparaĂźtre dans cette Lettre les noms de Camus et de Mohammed Dib. Le premier Ă propos dâun livre situĂ© gĂ©ographiquement Ă quelque distance de la rĂ©gion lyonnaise, au Chambon- sur-Lignon, sâintitule « Camus chez les Justes » ; et le second est lâun des nombreux essais que la critique littĂ©raire a consacrĂ©s rĂ©cemment  à lâĂ©crivain, ici celui dâHervĂ© Sanson intitulĂ© « âTĂ©moin des mutilations du cielâ , fiction et tĂ©moignage dans lâĆuvre de Mohammed Dib ».
Par chance pour nous, le Maghreb nâapparaĂźt pas dans nos lectures sous une forme exclusivement sĂ©rieuse, et notre Lettre 91 a le plaisir dâĂ©voquer non pas un mais deux romans policiers dâorigine marocaine, qui seront lâĂ©lĂ©ment divertissant de cette sĂ©lection. Ils sont lâĆuvre de Melvina Mestre, lâun sâintitule « CrĂ©puscule Ă Casablanca » et lâautre « Sang dâencre Ă Marrakech ».
CĂŽtĂ© histoireâquâelle prenne ou non la forme romanesqueâle propos redevient sĂ©rieux, voire pire, lorsquâil sâagit du dĂ©chaĂźnement meurtrier de lâOAS, auquel est consacrĂ© le livre «OAS archives inĂ©dites » de Jean-Philippe Ould Aoudia.
De façon trĂšs dĂ©taillĂ©e, et Ă travers toute une galerie de personnages qui appartiennent Ă lâĂ©lite sociale de la Tunisie dans la premiĂšre moitiĂ© du 20e siĂšcle, on assiste au « dĂ©sastre de la maison des notables » dans un roman dont cette expression est le titre ; nous ne pouvons que nous fĂ©liciter de ce que ce roman, vaste fresque historique dâAmira Ghenim, soit traduit de lâarabe tunisien en français.
CĂŽtĂ© cinĂ©ma, les rĂ©trospectives consacrĂ©es Ă Alain Delon nous ont permis de revoir un film rare dâAlain Cavalier, « Lâinsoumis », situĂ© lui aussi en pleine pĂ©riode de lâOAS et tournĂ© en 1964, deux ans seulement aprĂšs la fin de la Guerre dâAlgĂ©rie. LâactualitĂ©, elle, est prĂ©sente dans des festivals comme celui dâAngoulĂȘme ou de Fameck en Moselle et elle nous promet une rentrĂ©e rĂ©jouissante.
De toute façon, comme vous le verrez dans les annonces qui suivent, Coup de soleil nous propose un ensemble dâactivitĂ©s culturelles dâune impressionnante richesse !
Denise Brahimi
Â

Peut-ĂȘtre souhaitez-vous faire un don Ă notre association, pour contribuer Ă notre fonctionnement? Et notamment au coĂ»t de rĂ©alisation de cette Lettre?
Vous en avez la possibilitĂ© en cliquant ICI. Merci dâavance!
Et si vous souhaitez nous faire le plaisir de nous rejoindre en adhĂ©rant, câest LA!

Â
Â
« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indĂ©pendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes dâĂ©coute et de tĂ©lĂ©chargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, DeezerâŠ).Â
Hommage Ă une communautĂ© en voie de disparition, il a pour objectif dâaider les pieds-noirs Ă transmettre. Il sâadresse Ă leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre dâAlgĂ©rie, et plus largement Ă tous ceux qui sâintĂ©ressent aux exils et Ă la rĂ©silience. Il interroge lâexil comme acte fondateur ainsi que les questions dâidentitĂ©, dâinvisibilitĂ© et dâintĂ©gration. Il pose Ă©galement la question de la transmission et de la mĂ©moire des pieds-noirs.
Le projet a dĂ©marrĂ© en janvier 2022, annĂ©e de commĂ©moration du 60e anniversaire de la fin de la guerre dâAlgĂ©rie.
Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra
Â

âHOURISâ par Kamel Daoud, roman, Gallimard 2024
MĂȘme si la quantitĂ© ne fait rien Ă lâaffaire et nâest pas une donnĂ©e pertinente en littĂ©rature, il nâest pas inutile de souligner le fait que « Houris » est un gros roman de plus que 400 pages, ce qui pourrait bien signifier que son auteur Kamel Daoud y voit sa vĂ©ritable entrĂ©e dans le genre romanesque, faisant de « Meursault, contre enquĂȘte » un cas trĂšs particulier plutĂŽt quâune vĂ©ritable recherche sur lâĂ©criture de la fiction. Dans « Houris » lâauteur sâengage dans une narration longue et complexe, qui met en jeu aussi bien lâhistoire collective quâindividuelle, et qui lâamĂšne Ă associer fortement ce quâil veut dire Ă une certaine maniĂšre de le dire, ou mĂȘme Ă plusieurs maniĂšres. Ce quâil veut dire est parfaitement clair, il sâagit dâune dĂ©nonciation sans rĂ©serve de faits irrĂ©futables, mais qui pour autant ne manque pas de complexitĂ© dans les analyses qui en sont lâindispensable accompagnement.
La complexitĂ© dans plus dâun cas implique une sorte de dĂ©doublement, Ă commencer par celui quâil faut entendre dans le titre. Le mot « houris » y est employĂ© au pluriel, il dĂ©signe dans ce cas les vierges promises au bon musulman aprĂšs sa mort, rĂ©compense sensuelle et merveilleuse quâil a mĂ©ritĂ©e par les actes accomplis de son vivant. Il est un peu vain de souligner la naĂŻvetĂ© de cette rĂȘverie, la plupart des religions ayant eu recours Ă lâidĂ©e dâune rĂ©compense dans lâau-delĂ pour motiver les croyants. Kamel Daoud oppose cette vision euphorisante Ă ce quâil Ă©voque de la condition des femmes enlevĂ©es Ă leur famille pour devenir esclaves sexuelles dans les maquis islamistes : cruelle ironie que cette confrontation avec lâimage flatteuse des houris dans le Paradis dâAllah.
Cependant dans le roman « Houris », ce mĂȘme mot, trĂšs employĂ©, ne lâest pas au pluriel mais au singulier. Câest le nom donnĂ© par Aube, la jeune femme qui est lâhĂ©roĂŻne du livre (nĂ©e en 2004) Ă lâenfant dont elle est porteuse, toute la question Ă©tant pour elle de savoir si elle doit ou non dĂ©truire cet embryon (ce quâelle peut faire trĂšs simplement) pour lui Ă©pargner lâhorreur de ce qui lâattend.
« Houri » morte ou vivante, câest lâenjeu du livre, dont la portĂ©e est considĂ©rable, et va bien au-delĂ du cas singulier qui nous est contĂ©, celui dâune hĂ©roĂŻne affreusement mutilĂ©e pendant la guerre civile et de son Ă©ventuelle enfant. A travers Houri câest un problĂšme beaucoup plus gĂ©nĂ©ral qui est posé : peut-on encore croire Ă la vie et vouloir la donner dans un monde oĂč pendant plus de dix ans, la guerre civile nâa imposĂ© que des images de mort ? Il apparaĂźt que le livre tout entier peut ĂȘtre vu comme un effrayant combat entre ces deux pulsions opposĂ©es (que Freud et Lacan ont thĂ©orisĂ©es mais que la guerre civile algĂ©rienne a montrĂ©es en Ćuvre avec une force et une visibilitĂ© inouĂŻes), la pulsion de vie et la pulsion de mort. A dire vrai, pendant la dĂ©cennie de la guerre, seule la pulsion de mort a sĂ©vi et recouvert le pays comme un vĂ©ritable raz-de-marĂ©e, qui a fait pĂ©rir les habitants par milliers. Plus prĂ©cisĂ©ment lâenjeu qui est en effet au cĆur du livre porte sur la possibilitĂ© trĂšs incertaine que la pulsion de vie puisse finalement reprendre et lâemporter. Kamel Daoud prend le pari dâune rĂ©ponse positive : Ă la fin du livre, dans une sorte dâĂ©pilogue qui se situe un an aprĂšs, Houri est nĂ©e, elle est vivante, ce qui est une joie immense mais sans triomphalisme aucun. Le livre entier nous avait donnĂ© auparavant toute raison de croire et de craindre quâil nâen soit rien.
Pour Ă©tayer ce quâil en est de la pulsion de mort et de ses effets, que le livre volontairement ressasse en toute prĂ©cision chiffrĂ©e, Kamel Daoud essaie de montrer, en se gardant des clichĂ©s, ce quâil en est dâune culture profondĂ©ment imprĂ©gnĂ©e par la notion de sacrifice, et par lâensemble dâimages omniprĂ©sentes qui lâaccompagnent.
Les voyous sanguinaires qui ont fait un tel nombre de morts pendant la dĂ©cennie auraient pu exercer leur banditisme sans y adjoindre tant de massacres ostentatoires, mais ils ont sans doute jouĂ© plus ou moins consciemment sur des images qui leur permettaient de se dĂ©guiser en sacrificateurs. Kamel Daoud fait en sorte quâon voie et quâon entende pendant tout son roman les moutons qui seront Ă©gorgĂ©s pour la fĂȘte de lâAĂŻd sous couvert de commĂ©morer le geste dâIbrahim. « Egorger » est le mot qui convient, puisque cette maniĂšre de tuer est la seule qui soit conforme au rituel, en faisant usage du couteau pas moins rituel lui aussi que le pistolet dans le western, chaque culture ( ?) se dĂ©finissant par son instrument favori (« Le couteau » est dâailleurs le titre que le romancier donne Ă la troisiĂšme et derniĂšre partie de son livre, oĂč lâon voit entre autres comment les imams substituent frauduleusement des Ăąnes aux moutons par une hypocrite supercherie).
Lâhypocrisie en effet fait partie elle aussi du systĂšme en place, et elle implique que soit interdit tout libre usage de la parole. Telle est la portĂ©e symbolique dâune des donnĂ©es factuelles du livre : Aude, victime dans lâenfance dâune tentative dâĂ©gorgement restĂ©e inaboutie, nâen a pas moins perdu ses cordes vocales et la possibilitĂ© de se faire entendre audiblement. Kamel Daoud rejoint par lĂ un des objectifs dĂ©clarĂ©s de « Houris » : dĂ©noncer et dĂ©fier un dĂ©cret scandaleux du gouvernement algĂ©rien, qui interdit Ă quiconque dâĂ©voquer la guerre civile sous peine de trĂšs graves sanctions. Dâailleurs la rĂ©conciliation prĂ©tendument recherchĂ©e est trĂšs injuste pour les femmes puisquâelle ne propose aucune issue Ă celles dont on a fait des terroristes malgrĂ© elles dans les maquis.
Denise Brahimi
La derniĂšre rencontre des Ă©crivains CDS Aura a Ă©tĂ© consacrĂ©e en bonne part Ă ce livre de Kamel Daoud, tant il est vrai que la nĂ©cessitĂ© dâun dĂ©bat Ă son propos sâĂ©tait fait sentir !
Â
âCAMUS CHEZ LES JUSTESâ, Le Chambon-sur-Lignon, 1942-1943, collectif dirigĂ© par Anne Prouteau, Ă©dition Bleu autour, 2024.
Le sĂ©jour dâAlbert Camus au Chambon-sur-Lignon a durĂ© 14 mois, en pleine Seconde Guerre mondiale, et il peut Ă juste titre ĂȘtre inscrit dans les actes de rĂ©sistance des Français Ă lâoccupation nazie qui sâexerçait alors en toute violence.
Le Chambon-sur-Lignon est une commune du Vivarais, attenant au Velay, dans la Haute-Loire, sur le revers est du Massif Central. Câest une rĂ©gion montagneuse et froide, connue de longue date comme lieu de refuge et de rĂ©sistance au pouvoir, puisquâelle avait abritĂ© les protestants Huguenots contre la persĂ©cution des Catholiques pendant environ un siĂšcle (1685-1789).
Le Chambon-sur-Lignon a Ă©tĂ© un lieu dâaccueil clandestin pour les Juifs pourchassĂ©s par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale, dâoĂč lâemploi du mot « Justes » dĂ©signant dans la tradition rabbinique les non juifs qui ont protĂ©gĂ© des Juifs victimes de persĂ©cution. Cependant ce nâest pas dans ce but quâAlbert Camus est venu au Chambon-sur-Lignon, il tient Ă le dire haut et fort pour ne pas usurper un mĂ©rite, (encore moins un titre de gloire) quâil nâa pas eu. Ses raisons sont dâabord purement mĂ©dicales, il lui fallait soigner en urgence une tuberculose pulmonaire ancienne devenue menaçante en vivant dans un lieu dont le climat pouvait convenir Ă cet effet. Il se trouve que sa belle-famille connaissait lâendroit, relativement proche de Saint-Etienne oĂč Camus est allĂ© rĂ©guliĂšrement pendant son sĂ©jour faire contrĂŽler son pneumothorax, si dĂ©primante que lui ait paru cette ville. Cependant, il se rendait Ă©galement en train Ă Lyon, mais pour dâautres raisons, qui elles ont Ă voir avec la rĂ©sistance au pouvoir nazi. Il y rencontrait notamment RenĂ© Leynaud, trĂšs impliquĂ© dans le rĂ©seau Combat, et qui fut fusillĂ© par les Allemands le 11 juin 1944, dans cette pĂ©riode terrible qui prĂ©cĂ©da de peu la libĂ©ration. La mort de RenĂ© Leynaud causa Ă Camus un immense chagrin, et lui donna le sentiment dâune injustice du sort puisque lui nâĂ©tait pas mort comme lâĂ©tait son ami.
En tout cas les lieux quâil connut et frĂ©quenta Ă cette Ă©poque sont loin dâavoir laissĂ© Camus insensible. Rien de plus diffĂ©rents que le plateau sombre et vert du Vivarais, qui fut pour lui une dĂ©couverte trĂšs inattendue, et lâAlgĂ©rie mĂ©diterranĂ©enne si chĂšre Ă son cĆur, quâil avait exaltĂ©e par exemple dans « Noces ». Ce pays oĂč il est amenĂ© Ă vivre lui cause des impressions ambiguĂ«s mais les descriptions quâil en fait , par exemple dans ses lettres Ă Maria CasarĂšs, sont loin dâĂȘtre nĂ©gatives, et mĂȘme souvent assez belles. Le livre publiĂ© par les Ă©ditions Bleu autour propose une assez bonne iconographie, faite de cartes postales et de photos anciennes, qui donnent une idĂ©e des lieux oĂč il a vĂ©cu pendant ce moment de sa vie et qui ne pouvaient laisser indiffĂ©rent un Ă©crivain comme lui. Il en parle souvent sous le nom du hameau oĂč il habitait : « Le Panelier ». La couverture du livre en est une autre illustration, par Jacques Ferrandez, qui a fourni aussi plusieurs autres dessins et qui est bien connu comme dessinateur-voyageur, par ailleurs illustrateur de plusieurs textes de Camus.
Lâensemble des contributions donne lâidĂ©e dâun « essai choral », recourant Ă plus dâune demi-douzaine de voix ou de plumes, sous la direction dâAnne Prouteau (universitaire et prĂ©sidente de la SociĂ©tĂ© des Ă©tudes camusiennes) qui est la garantie dâun haut niveau dâexigence. Un apport de premiĂšre importance est celui de Pierre Sauvage, cinĂ©aste auteur dâun documentaire intitulĂ© « Les armes de lâesprit » (1990), Franco-amĂ©ricain qui sâacquitte par lĂ dâune dette de reconnaissance, du fait que sa famille a trouvĂ© refuge au Chambon-sur-Lignon pendant la guerre et quâil y est nĂ© lui-mĂȘme en 1944.
Parmi les rencontres qui ont pu compter pour Camus pendant son sĂ©jour, il y a celle dâAndrĂ© Chouraqui, avec lequel il ne manquait pas de points communs, celui-ci Ă©tant nĂ© en AlgĂ©rie comme lui, et Ă peu dâannĂ©es dâintervalle, en 1917. Parmi les actions trĂšs nombreuses menĂ©es par AndrĂ© Chouraqui tout au long de sa vie il y a le fait quâau Chambon-sur-Lignon, il sâoccupait, dans le cadre de lâOSE (organisation de secours aux enfants) de placer des enfants juifs dans des familles paysannes de la rĂ©gion, pour les arracher aux nazis.
Il est Ă©vident que lâambiance gĂ©nĂ©rale du lieu, imprĂ©gnĂ© par lâesprit de rĂ©sistance, nâa pu manquer dâinfluencer Camus et de le faire Ă©voluer, dans le sens dâune action concrĂšte et situĂ©eâplus que ne lâĂ©tait auparavant ce quâon pourrait appeler lâesprit de rĂ©volte, qui certes Ă©tait dĂ©jĂ une composante de sa personnalitĂ©. Câest en tout cas ce quâaffirment plusieurs des contributeurs, qui pensent que son sĂ©jour au pays des Justes a jouĂ© un rĂŽle important sur Camus, lâengageant dans une mutation quâil a rĂ©sumĂ©e et soulignĂ©e lui-mĂȘme quelques annĂ©es plus tard : « Jâai commencĂ© la guerre de 1939 en pacifiste et je lâai finie en rĂ©sistant. »
Ce qui est Ă©vident est que son Ćuvre littĂ©raire a Ă©tĂ© influencĂ©e par ce quâil a vu et vĂ©cu au Chambon-sur-Lignon et par les rĂ©flexions quâil en a tirĂ©es. « Le Malentendu », piĂšce de théùtre dont la premiĂšre reprĂ©sentation date de lâĂ©tĂ© 1944, a Ă©tĂ© entiĂšrement Ă©crite Ă cette Ă©poque, ainsi quâune part importante de ses « Lettres Ă un ami allemand » (publiĂ©es en 1945 avec une dĂ©dicace Ă RenĂ© Leynaud). Mais câest surtout « La Peste », publiĂ©e en 1947, qui incite Ă de nombreux rapprochements avec le sĂ©jour de 14 mois de Camus chez les Justes du Vivarais.
Denise Brahimi
« TEMOIN DES MUTILATIONS DU CIEL» par Hervé Sanson, APIC éditions, essai, mars 2024.
Cet essai, sous-titré « Fiction et tĂ©moignage dans lâĆuvre de Mohammed Dib » et prĂ©facĂ© par Catherine Brun, tente de recenser les repĂšres, de dessiner les lignes de force, les perspectives et de dĂ©couvrir les processus crĂ©atifs pour cerner la profondeur dâune Ćuvre qui trouve son assise dans le travail de la langue. « Une langue, souligne HervĂ© Sanson, qui nâa pas cĂ©dĂ© Ă lâemploi dâune langue didactique, transparente, ni rĂ©pondu aux attentes de la littĂ©rature de « commande ». Cela ne lâa pas empĂȘchĂ© dâĂȘtre au plus prĂšs, notamment Ă travers sa prose et sa poĂ©sie, des rĂ©alitĂ©s et des souffrances de son pays durant les annĂ©es cinquante et la dĂ©cennie noire.
En construisant un univers et une esthĂ©tique qui lui sont propres, lâartisan et le tĂ©moin littĂ©raire que fut Mohammed Dib « échappe au particularisme et se fait passeur, en mettant Ă mal tout concept dâidentitĂ© exclusive. » Aussi est-il nĂ©cessaire dâinscrire son Ćuvre dans lâuniversel, de « lâarracher Ă une vision ethno-centrĂ©e (âŠ) aux dĂ©coupages arbitraires que la critique (lui) a appliquĂ©s durant des dĂ©cennies. »
Le corpus dibien Ă©tudiĂ© et analysĂ© fait une grande place Ă une « écriture mosaĂŻque ». Au-delĂ des genres, des thĂšmes, des narrations, des lieux gĂ©ographiques et des personnages, elle croise les motifs, la rĂ©alitĂ© et les rĂȘves, les mots et les images, les mĂ©moires et les dires. Une « structure gĂ©nĂ©reuse » qui nourrit une poĂ©tique constante et irrigue, comme une eau souterraine, les textes.
Dans cette « gĂ©ographie », ce territoire littĂ©raire Ă la fois intime et collectif avec ses cheminements, ses lignes de crĂȘte, ses mĂ©andres, ses surgissements, ses creusements et ses Ă©vidences, cette somme, cet ensemble dense et multiple est dâabord le fruit dâune continuité naturelle : « En fait, Ă©crit Dib dans Lâarbre Ă dires (Ă©d. Albin Michel, 1998), je me rends compte que je nâai jamais eu le sentiment de mâĂȘtre mis Ă Ă©crire un livre et puis, ce livre achevĂ©, dâavoir tirĂ© un trait pour en commencer un autre. DĂšs le dĂ©part, jâai su que jâĂ©crirais quelque chose dâininterrompu, peu importe le nom quâon lui donne, quelque chose au sein de quoi jâĂ©volue et avec quoi je me bats encore aprĂšs cinquante ans dâĂ©criture. La mĂȘme matiĂšre, le mĂȘme univers, la mĂȘme Ćuvre â si on veut ! â mais rien qui progresse linĂ©airement, tout droit devant. »
Cet ouvrage, en forme dâinvitation Ă un voyage dans lâĂ©criture dibienne, croise aussi la voix de lâĂ©crivain avec celles de Jean Amrouche, Jean SĂ©nac, Kateb Yacine, Assia Djebar, Albert Camus, Claude Ollier, Arthur Rimbaud ou avec le surrĂ©alisme et le Nouveau Roman.
Il aborde Ă©galement la date fondatrice du 8 mai 1945, les sources de lâinspiration, les lieux de lâenfance ou de lâĂąge adulte, les paysages nordiques ou du dĂ©sert dans sa transcendance, les villes comme Tlemcen ou Los Angeles Ă laquelle Dib a consacrĂ© un « roman en vers », L.A. Trip. Autant de matĂ©riaux, de trames, de fils de ce tissage qui font, dit-il, de Dib lâarchitecte « dâun dispositif textuel, pluriel en ses dĂ©clinaisons qui, prenant le contre-pied des attendus, mĂ©nage dâautres temps, (re)joue les textes en leurs non-dits, questionne la mĂ©moire des textes, renouvelle la conception mĂȘme du tĂ©moin et pose la question suivante : quel tĂ©moin quand la fiction sâen mĂȘle ? »Â
Pour mieux pĂ©nĂ©trer le sens de lâĆuvre, il faudra alors en saisir le mouvement interne, la part de la fiction et de lâindicible, chercher, derriĂšre les mots et les images, Ă dĂ©busquer lâĂ©nigme, essayer de lâĂ©clairer, de lâapprivoiser. Câest Ă quoi sâapplique, ici, HervĂ© Sanson, spĂ©cialiste des littĂ©ratures maghrĂ©bines dâexpression française et membre associĂ© Ă lâITEM (Institut des textes et Manuscrits CNRS) avec cette approche particuliĂšre, cette proposition « dâouverture » dans la connaissance dâune Ćuvre qui « pousse, Ă©crit Dib, toujours dans LâArbre Ă dires, par rĂ©currences Ă la façon dâune Ă©toile et, comme telle rayonne dans tous les sens, plus fort dans un sens Ă un moment donnĂ©, plus fort dans un autre Ă un autre moment. » MenĂ© durant un demi-siĂšcle, ce travail de grande envergure, fait de patience fertile, est portĂ© par lâexigence dâun crĂ©ateur qui sait que « lâĂ©criture est une forme de saisie du monde. » Dans ce voyage, lâessayiste met en valeur la libertĂ© et la luciditĂ© de lâĂ©crivain.
Avec cette nouvelle publication, HervĂ© Sanson, contribue Ă mieux faire connaitre le prĂ©sent et le devenir dâune Ćuvre qui nâa pas encore dĂ©voilĂ© tous ses secrets, ses mystĂšres et sa richesse dans tous les sens du terme.
DjemaĂŻ Abdelkader
âCREPUSULE A CASABLANCAâ par Melvina Mestre, une enquĂȘte de Gabrielle Kaplan, Ă©ditions Points, 2023
Câest une vĂ©ritable aubaine que de pouvoir lire des Ă©pisodes rĂ©cents de lâhistoire marocaine sous la forme dâun roman policier, avec tous les agrĂ©ments qui en font un genre apprĂ©ciĂ© des lecteurs. Et cela sans que lâhistoire soit sacrifiĂ©e, bien au contraire, elle est omniprĂ©sente et trĂšs documentĂ©e tout au long de ce rĂ©cit fait par une bonne connaisseuse du Maroc, notamment de la ville de Casablanca oĂč elle a vĂ©cu jusquâĂ lâĂąge de 17 ans. NĂ©e Ă Nice en 1966, elle revient dans ce premier roman sur des Ă©vĂ©nements qui prĂ©cĂšdent sa naissance, puisquâils se dĂ©roulent pour lâessentiel pendant les quelques annĂ©es qui prĂ©cĂšdent lâindĂ©pendance du Maroc : elle prĂ©cise Ă la fin de son livre que la France reconnut la fin de son protectorat sur le Maroc le 2 mars 1956.
LâĂ©vĂ©nement historique antĂ©rieur Ă cette date et qui est une sorte de point de dĂ©part fondamental pour le roman de Malvina Mestre est le dĂ©barquement des AmĂ©ricains en AlgĂ©rie et au Maroc le 8 novembre 1942, aussi connu sous le nom dâopĂ©ration Torch, bien antĂ©rieure au dĂ©barquement de juin 1944 sur les cĂŽtes françaises. La prĂ©sence des AmĂ©ricains au Maroc commence donc au moment oĂč la souverainetĂ© française y fait rĂ©gner en plein le rĂ©gime de Vichy, la France du MarĂ©chal PĂ©tain collaborant alors avec lâAllemagne nazie. Les AmĂ©ricains ont lâavantage de pouvoir dĂ©noncer Ă la fois la collaboration et le rĂ©gime colonial, qui est tout Ă fait mis en question par le parti indĂ©pendantiste marocain et de plus en plus au dĂ©but des annĂ©es 50,en sorte que le roman de Melvina Mestre, roman dâespionnage plus encore que roman policier, plonge dans les arcanes des relations fort complexes entre les diffĂ©rents groupes en prĂ©sence, de maniĂšre plus ou moins occulte, au sein de la sociĂ©tĂ© marocaine. En prĂ©sence de meurtres ou mĂȘme dâune sĂ©rie de meurtres, comme ceux dont il est question dans « CrĂ©puscule Ă Casablanca », il est difficile de savoir auquel de ces groupes les attribuer. Lâambiance Ă©voquĂ©e par la romanciĂšre est celle des clubs et des rĂ©ceptions de haut niveau qui permettent aux femmes dâĂ©taler leur somptueux bijoux pendant que le champagne coule Ă flots. Gabrielle Kaplan, qui exerce le mĂ©tier de dĂ©tective privĂ©e, nâappartient pas Ă cette sociĂ©tĂ© mais elle se trouve embarquĂ©e bien malgrĂ© elle dans une action fort compliquĂ©e et trĂšs dangereuse, dâautant que son principal protagoniste lui ment sans le moindre scrupule jusquâĂ la fin de lâhistoire.
Pas question Ă©videmment de « divulgĂącher » cette intrigue, oĂč dâailleurs Gabrielle Kaplan ainsi que les lecteurs finissent par se retrouver sans difficultĂ© particuliĂšre, tant il est vrai que pour lâauteure elle-mĂȘme ce nâest sans doute pas lĂ que se trouve lâintĂ©rĂȘt principal du roman. Câest dans le fond politique du livre quâelle sâimplique, formĂ©e Ă des recherches de ce genre par ses Ă©tudes dâhistoire et de sciences politiques, et sa cible principale est un personnage trĂšs rĂ©el, objet de contestation mais contre lequel elle choisit nettement son camp, en le dĂ©nonçant sans rĂ©serve (mĂȘme sâil nâest pas directement un personnage du roman). Il sâagit du MarĂ©chal Juin, chef dâEtat-major des armĂ©es pendant la seconde guerre mondiale, pĂ©tainiste, collaborateur et trĂšs opposĂ© Ă lâindĂ©pendance du Maroc.
Ce nâest pas dĂ©voiler le sujet de « CrĂ©puscule Ă Casablanca » que dâĂ©voquer une certaine lettre qui y joue un rĂŽle important. On ne saura pas avec exactitude la teneur de cette Lettre qui ne sera jamais retrouvĂ©e mais la thĂšse du roman est que cette Lettre Ă©crite par Juin en 1942, proclame le profond dĂ©sir de son auteur de sâassocier activement Ă lâĆuvre des Nazis. Juin y aurait assurĂ© Ă lâAmiral Darlan (lâun des grands dirigeants du rĂ©gime de Vichy) « quâil tiendrait pour un grand honneur dâĂȘtre subordonnĂ© au commandement en chef du feld-marĂ©chal Rommel (grand adversaire des Anglais en Afrique du Nord). Câest en effet ce quâon peut appeler un document compromettant !
Quoi quâil en soit de la vĂ©ritĂ© historique concernant les faits eux-mĂȘmes, la dĂ©nonciation du MarĂ©chal Juin par lâauteure sâinscrit dans lâintrigue romanesque de « CrĂ©puscule Ă Casablanca » en ce sens quâelle le rend responsableâet responsable qui restera scandaleusement impuniâde lâĂ©limination dâun personnage nommĂ© Lemaigre Dubreuil, « devenu sur le tard partisan de lâautonomie du Maroc ».
Sans doute est-on Ă la fois dans lâhistoire et dans le roman quand Melvina Mestre Ă©crit: « La lettre originale signĂ©e de Juin et dĂ©tenue par Lemaigre Dubreuil a disparu Ă jamais. Toutes les suppositions continuent dâalimenter la lĂ©gende. »
Gabrielle Kaplan tient dans ce livre le rĂŽle principal, celui de la dĂ©tective privĂ©eâmĂȘme si câest bien malgrĂ© elle quâil lui faut assumer ce rĂŽle dont un personnage indĂ©licat a jugĂ© bon de la charger. Reste que sa profession nâest pas si souvent exercĂ©e par une femme dans le roman policier et quâil faut donc remercier la romanciĂšre Melvina Mestre de lâaudace tranquille et sans aucune provocation avec laquelle elle a créé le personnage de Gabrielle Kaplan, comme point de dĂ©part dâune sĂ©rie qui se poursuit dans son roman suivant, « Sang dâencre Ă Marrakech » oĂč se mĂȘlent habilement fiction et rĂ©alitĂ©.
Denise Brahimi
«SANG DâENCRE A MARRAKECH» par Melvina Mestre, une enquĂȘte de Gabrielle
Kaplan, éditions Points, 2024
Sur le mĂ©lange de fiction et de rĂ©alitĂ©, Melvina Mestre sâexplique un peu plus dans ce deuxiĂšme livre que dans le prĂ©cĂ©dent. Elle Ă©crit par exemple, pour prĂ©senter sa (brĂšve) bibliographie : « Si cette nouvelle enquĂȘte de Gabrielle Kaplan est totalement fictive,(âŠ)sachez nĂ©anmoins que tous les lieux ont existĂ© ainsi que la plupart des personnalitĂ©s ou cĂ©lĂ©britĂ©s citĂ©es dans ce roman. » Il est clair que lâauteure sâĂ©loigne ici des questions politiques qui ont agitĂ© le Maroc dâavant lâindĂ©pendance, bien que ce livre se passe Ă peu prĂšs au mĂȘme moment que le prĂ©cĂ©dent, les Ă©vĂ©nements y Ă©tant datĂ©s de 1952. Câest leur localisation gĂ©ographique qui est diffĂ©rente, et sans doute est-elle ici particuliĂšrement propice Ă de sordides histoires dâassassinats, puisque lâenquĂȘte de Gabrielle sâoriente dâabord vers Bousbir, le « quartier rĂ©servé » de Casablanca.
Bousbir, crĂ©ation du Protectorat, a fonctionnĂ© pendant la pĂ©riode coloniale, de 1924 Ă 1955. Un tel quartier est forcĂ©ment sous le contrĂŽle de la police, Ă©tant entendu quâil faut laisser au mot contrĂŽle toute son ambiguĂŻtĂ©. Dâailleurs, Ă un moment oĂč il est question de son ami et proche collaborateur le commissaire Renaud, Gabrielle Kaplan le prĂ©sente en ces termes : « Sans doute lâun des seuls fonctionnaires non corrompus de la police casablancaise ». Et câest pourquoi elle accepte de travailler avec lui.
Bien que leur port dâattache se trouve Ă Casablanca, comme on a pu le voir dans le roman prĂ©cĂ©dent, les besoins de lâenquĂȘte amĂšnent Gabrielle ainsi que Brahim son aide fidĂšle et prĂ©cieux, Ă venir pour un temps dans la ville du sud, Marrakech, alors beaucoup moins dĂ©veloppĂ©e quâaujourdâhui. Politiquement, Marrakech et sa rĂ©gion sont sous la coupe dâun personnage restĂ© dans les mĂ©moires et appelĂ© le Glaoui. Câest un fĂ©odal immensĂ©ment riche et fastueux, qui joue la carte de la France et du Protectorat, Ă la diffĂ©rence du Sultan dont il est lâennemi. Gabrielle Ă©vite de rencontrer le Glaoui, connu pour ĂȘtre un redoutable prĂ©dateur toujours prĂȘt Ă ajouter de nouvelles femmes Ă son innombrable harem. En fait sa prĂ©sence Ă Marrakech lui sert Ă tout autre chose. Dâune part câest pour Melvina Mestre lâoccasion dâoffrir Ă ses lecteurs un grand nombre de descriptions enthousiastes des beautĂ©s de cette rĂ©gion de lâAtlas (qui correspondent peut-ĂȘtre pour lâauteure Ă des souvenirs personnels). Dâautre part et surtout, câest lĂ que se situe le dĂ©nouement du livre et câest par lĂ que sâexplique la personnalitĂ© du meurtrier quâon se gardera Ă©videmment de divulguer. Le roman est construit de telle sorte quâil aboutit Ă un regroupement de tous les fils de lâaction alors que pendant le rĂ©cit, lâĂ©nigme principale venait du fait que les quatre ou cinq crimes Ă©voquĂ©s, bien que portant la marque dâun mĂȘme meurtrier, paraissaient sans autre lien entre eux : « Il sâagit dâun rĂ©cidiviste, mais toutes ses victimes nâont pas Ă©tĂ© tuĂ©es de la mĂȘme façon. La premiĂšre a Ă©tĂ© poignardĂ©e, les suivantes il les a Ă©tranglĂ©es. Il Ă©volue, il tĂątonne, il sâamĂ©liore au fur et Ă mesure, si on peut voir les choses ainsi. La seule constante reste ce tatouage (âŠ) ».
Dans « Sang dâencre Ă Marrakech », Melvina Mestre est plus proche que dans « CrĂ©puscule Ă Casablanca » dâune formule habituelle ou du moins frĂ©quente dans le roman policier, lorsquâil sâagit de retrouver et dâidentifier un coupable, non sans une tension dâautant plus grande que celui-ci est Ă court terme Ă©minemment dangereux. Dans ce genre littĂ©raire et cinĂ©matographique quâon appelle le « whodunit » (en anglo-amĂ©ricain : qui lâa fait ?) policiers et dĂ©tectives, au singulier ou au pluriel, sont totalement motivĂ©s par la rĂ©solution de cette Ă©nigme âet tel et bien le cas ici.
Lâauteure a donc rĂ©duit la place quâelle faisait dans son premier livre aux donnĂ©es historiques et politiques âpeut-ĂȘtre aussi parce que, ses deux romans Ă©tant trĂšs proches lâun de lâautre, elle nâa pas dĂ©sirĂ© ou nâa pas jugĂ© utile dâanalyser Ă nouveau ce contexte caractĂ©ristique du Maroc au dĂ©but des annĂ©es 50. En revanche, elle se range aux prĂ©occupations dominantes de notre Ă©poque, qui sont fĂ©ministes comme on sait, en insistant sur la dĂ©nonciation du Bousbir dont elle fait le lieu oĂč se passe la premiĂšre partie du roman. Elle lui consacre mĂȘme, en annexe au livre, une petite prĂ©sentation monographique, estimant quâon occulte encore aujourdâhui ce qui fut Ă lâĂ©poque coloniale « une honte pour les Français et un dĂ©ni pour les Marocains ». Lieu dâautant plus stigmatisĂ© que selon lâintrigue du livre, il poussa rapidement au suicide une jeune fille quâon y avait scandaleusement enfermĂ©e pour sâen dĂ©barrasser. En fait la bibliographie, une liste de huit titres, en cite deux qui font toute leur place Ă la prostitution coloniale et Ă ce « quartier rĂ©servé ». Elle a raison de penser quâen 2024, on est plus prĂȘt Ă se mobiliser sur le sort de malheureuses prostituĂ©es que sur les comportements politiques douteux du MarĂ©chal Juin. Dâailleurs, en 1952, celui-ci avait dĂ©jĂ quittĂ© le Maroc (oĂč il avait Ă©tĂ© RĂ©sident gĂ©nĂ©ral de 1947 Ă 1951). On ne saurait dire si ce dĂ©part fut en partie cause ou effet de ce qui dĂ©gage implicitement du livre de Melvina Mestre : en 1952, le virage du Maroc est dĂ©jĂ pris vers lâindĂ©pendance qui sera proclamĂ©e le 28 novembre 1955.
Denise Brahimi
«OAS ARCHIVES INEDITES, REVELATIONS» par Jean-Philippe Ould Aoudia, éditions Tirésias-Michel Reynaud, 2024
Ce livre sâinscrit dans la lignĂ©e dĂ©jĂ longue de ceux que son auteur consacre obstinĂ©ment au mĂȘme sujet depuis plus de trois dĂ©cennies. Celui qui fut sans doute le premier date de 1992 et sâintitule « Lâassassinat de ChĂąteau-Royal Alger : 15 mars 1962 » ; il parut Ă lâĂ©poque avec une prĂ©face de Pierre Vidal-Naquet. Pour qui a suivi le parcours Ă©ditorial de lâauteur, il ne peut y avoir de doute sur lâĂ©vĂ©nement historique qui est encore et toujours au cĆur de ce dernier livre tant il est vrai quâil est toujours aussi dĂ©terminĂ© Ă ne pas abandonner son combat. LâĂ©vĂ©nement Ă©tant celui dont il est question dans le titre de 1992, on se souvient que parmi les assassinĂ©s par lâOAS dont il rappelle la mĂ©moire, il y avait Salah Henri Ould Aoudia, pĂšre de lâauteur, qui fut lâune des six victimes de ce crime crapuleux, au nombre desquelles se trouvait Ă©galement lâĂ©crivain Mouloud Feraoun. Ces hommes Ă©taient rĂ©unis dans le cadre dâun CES ou Centre Social Ă©ducatif, service créé par Germaine Tillion pendant la guerre dâAlgĂ©rie et qui fut accusĂ© de complicitĂ© avec le FLN.
Mais câest Ă©videmment la date Ă laquelle le crime fut accompli qui est significative : câĂ©tait le 15 mars 1962, câest-Ă -dire trois jours avant la signature des accords dâEvian le 18 mars, qui annonçaient un cessez-le-feu immĂ©diat, prenant effet dĂšs le lendemain 19 mars. Rien de pire aux yeux de lâOAS qui voulait Ă toute force le maintien de la prĂ©sence française en AlgĂ©rie, par tous les moyens, dont le principal Ă©tait un terrorisme sans rĂ©serve supposĂ© clandestin mais trĂšs ouvertement proclamĂ© comme si ses pires agissements Ă©taient des titres de gloire Ă son actif. Câest Ă ce moment historique prĂ©cis quâa eu lieu lâassassinat de ChĂąteau-Royal, lieu situĂ© Ă Ben Aknoun sur les hauteurs dâAlger. MalgrĂ© la violence qui sâĂ©tait mise Ă sĂ©vir quotidiennement, il Ă©tait impensable que les auteurs du crime restent impunis et câest contre cette impunitĂ© que Jean-Philippe Ould Aoudia nĂ© en 1941 Ă Alger et donc tout juste ĂągĂ© dâune vingtaine dâannĂ©es au moment des faits, entreprit une action qui nâa plus cessĂ© jusquâĂ aujourdâhui.
Les faits nâĂ©taient pas difficiles Ă Ă©tablir, dâautant que comme on lâa vu leurs auteurs ne sâen cachaient pas. Lâun dâeux sâĂ©tait engagĂ© si violemment dans la criminalitĂ© quâil en paya le prix peu aprĂšs les accords dâEvian. Il sâagit de Roger Degueldre au sujet duquel nombre de faits sont attestĂ©s, mĂȘme sâil reste des incertitudes sur son Ă©tonnant parcours. Français bien que nĂ© (en 1925) prĂšs de la frontiĂšre belge, il a choisi la LĂ©gion Ă©trangĂšre, sâest battu en Indochine et a fondĂ© en AlgĂ©rie les commandos Delta, tueurs agissant au service de lâOAS. Il en est le chef et ils sont Ă son entiĂšre disposition, notamment pour des opĂ©rations « dâĂ©limination » dont Jean-Philippe Aoudia a certainement raison de penser que si elles font lâobjet dâarchives, nombre de celles-ci sont encore inĂ©dites. Oui, il faut continuer le travail !
En tout cas, Roger Degueldre, lui, fusillĂ© le 6 juillet 1962 au Fort dâIvry, a disparu en nous laissant sans doute beaucoup dâignorances ; lâOAS, en dĂ©pit dâun cĂŽtĂ© bravache, a bel et bien Ă©tĂ© une organisation secrĂšte, comme son nom lâindique.
Mais le plus Ă©tonnantâdans ce rĂ©cent ouvrage dont nous parlons et qui mĂ©rite Ă ce titre de revendiquer des « rĂ©vĂ©lations »âconcerne ce qui sâest passĂ© cĂŽtĂ© franco-français, aprĂšs lâindĂ©pendance de lâAlgĂ©rie, alors quâon aurait pu croire lâOAS dĂ©sarmĂ©e et sans pouvoir politique dâaucune sorte. Or ce nâest pas ainsi que les choses se sont passĂ©es. Sans parler des quelques tentatives terroristes dâune grande gravitĂ© qui ont visĂ© principalement le GĂ©nĂ©ral de Gaulle, les Pieds noirs et toute la partie de la population française dâAlgĂ©rie qui Ă©tait prĂȘte Ă pactiser ave lâOAS dans les annĂ©es 1961-62 ont continuĂ© Ă jouer un rĂŽle encore mal connu dans la vie politique française. Le fait ne peut manquer de surprendre alors mĂȘme que beaucoup de ces gens avaient eu des comportements sĂ©ditieux, tombant sous le coup de la loi et les rendant vulnĂ©rables dans le cadre dâun retour Ă lâordre. Il semblerait que certains gouvernants français aient Ă©prouvĂ© Ă leur Ă©gard une affinitĂ© idĂ©ologique sans toutefois lâexprimer ouvertement. Ce qui ressort du livre de Jean-Philippe Aoudia nâest dâailleurs pas que les anciens sympathisants de lâOAS aient essayĂ© directement dâinfluencer lâattitude des politiques français en leur faveur, (ce qui cependant nâest pas exclu) mais plutĂŽt que lesdits politiques se sont efforcĂ©s de ne pas heurter des gens qui en tout Ă©tat de cause Ă©taient une partie non nĂ©gligeable de leur Ă©lectorat : ne pas sâaliĂ©ner des Ă©lecteurs potentiels ne serait-il pas essentiel pour asseoir son pouvoir en dĂ©mocratie ! alors que punir des coupables serait sâexposer Ă de dangereuses rancunes.
Quoi quâil en soit, lâauteur du livre a raison de sâĂ©tonner de la mansuĂ©tude et de la complaisance dont les pouvoirs français ont fait preuve Ă lâĂ©gard dâindividus dont il Ă©tait facile dâĂ©tablir la culpabilitĂ©. On peut comprendre lâindignation des victimes qui demandent justice et leur tĂ©nacitĂ© irrĂ©ductible.
Denise Brahimi
«LE DESASTRE DE LA MAISON DES NOTABLES» par Amira Ghenim, roman traduit de lâarabe (Tunisie) par Souad Labbize, Ă©diteur Philippe Rey (Barzakh), 2024
Il suffit dâun regard sur la table des matiĂšres de ce gros livre (presque 500 pages) pour comprendre Ă quelle filiation il entend se rattacher, du moins selon les apparences et la forme de narration choisie, qui est celle des « Mille et une nuits ». Le livre est en effet composĂ© dâune dizaine de rĂ©cits qui apparaissent sous ce titre et sous le nom de la personne qui est supposĂ©e y prendre la parole. Celle-ci sâadresse Ă chaque fois Ă un interlocuteur Ă©galement nommĂ©, ce qui veut dire que le livre donne Ă voir une vingtaine de personnages privilĂ©giĂ©s, rĂ©partis sur 4 gĂ©nĂ©rations (prĂ©sentĂ©s dans un tableau dâensemble au dĂ©but du livre), les plus anciens, Othman et Ali, Ă©tant nĂ©s dans les annĂ©es 1870-1880, tandis que la derniĂšre, Hend nĂ©e en 1963, est lâauteure encore bien vivante dâun dernier chapitre Ă©crit Ă la maniĂšre moderne, en rupture avec la rĂ©fĂ©rence aux « Mille et une nuits ».
En fait, la gĂ©nĂ©ration quâon voit de plus prĂšs et Ă travers le plus grand nombre de personnages est la deuxiĂšme chronologiquement, nĂ©e un peu aprĂšs 1900 et totalement impliquĂ©e Ă son Ăąge adulte dans ce qui est lâĂ©pisode central du livre, datĂ© de 1935. Cette date (annoncĂ©e comme fatidique) revient Ă peu prĂšs dans tous les rĂ©cits, qui sâen tiennent Ă plus ou moins grande distance, autour du fait caractĂ©ristique du livre, Ă savoir quâil mĂȘle fiction et rĂ©alitĂ© historique, et fait intervenir un personnage bien rĂ©el et bien connu parmi tous les autres qui sont des crĂ©atures purement romanesques.
Ce personnage historique dont la notoriĂ©tĂ© va au-delĂ de la Tunisie sâappelle Tahar Haddad, sa mort prĂ©maturĂ©e date prĂ©cisĂ©ment de lâannĂ©e 1935 alors quâil Ă©tait nĂ© Ă lâaube du 20e siĂšcle, dans le sud de la Tunisie et dans un milieu dĂ©favorisĂ©, jugĂ© avec beaucoup de morgue par les « notables » dont il est question dans le titre du roman dâAmira Ghenim (mĂȘme sâil Ă©tait sorti diplĂŽmĂ© de LâUniversitĂ© Zitouna en 1920).Tahar Haddad fut Ă la fois un syndicaliste et un homme politique, dĂ©fendant les droits des travailleurs, lâĂ©mancipation des femmes et lâindĂ©pendance de la Tunisie Ă lâĂ©gard du Protectorat. Amira Ghenim donne Ă penser que lâopposition trĂšs violente quâil souleva est Ă lâorigine de sa mort. Son roman prĂ©serve habilement le mystĂšre de la relation quâil entretint avec une jeune femme dĂ©sireuse dâĂ©mancipation, Zbeida, de la famille Rassaa et câest dâailleurs lâaspect principal de lâintrigue romanesque, le reste du livre Ă©tant largement consacrĂ© au mode de vie dans les familles traditionnelles de notables Ă lâĂ©poque du Protectorat français, quâil sâagisse dâune famille quâon pourrait dire progressiste comme celle des Rassaa ou conservatrice et rĂ©actionnaire comme celle des Naifer.
Le vĂ©ritable sujet du livre est de savoir quelle Ă©volution de la sociĂ©tĂ© tunisienne traditionnelle Ă©tait possible et envisageable dans les premiĂšres dĂ©cennies du 20e siĂšcle. La fresque historique minutieusement dĂ©taillĂ©e par lâauteure sert de cadre Ă lâhistoire dâune mutation sociale douloureuse, aussi Ă©prouvante quâinĂ©luctable. Sans doute lâa-t-elle Ă©tĂ© tout autant dans dâautres pays tel que le Japon de lâĂšre Meiji au 19e siĂšcle. Mais le problĂšme posĂ© par la condition des femmes Ă©tait accru en Tunisie par les rigueurs de lâislam, et la vie politique y Ă©tait singuliĂšrement compliquĂ©e par la prĂ©sence coloniale, associant indĂ»ment mais inĂ©vitablement la modernitĂ© avec son modĂšle occidental.
Lâattitude adoptĂ©e par bon nombre de notables, tels que les NaĂŻfer du roman, ne pouvait que bloquer la situation et la rendre insoluble. Lâhistoire prouve que le choix des Tunisiens, câest-Ă -dire des plus actifs dâentre eux, a Ă©tĂ© dâassurer dâabord lâaccĂšs Ă lâindĂ©pendance, cependant que la romanciĂšre, elle, fait le choix dâenjamber cet Ă©pisode pour reprendre lâhistoire beaucoup plus tard, câest-Ă -dire trĂšs rĂ©cemment. On peut en effet penser Ă juste titre que la marche de la Tunisie vers lâindĂ©pendance est un sujet beaucoup traitĂ© pour la raison Ă©vidente quâil est liĂ© Ă la personne de Bourguiba et Ă sa longue prĂ©sidence (1957-1987). Ce qui en revanche nâest pas rĂ©glĂ© est ou serait une rĂ©ponse Ă la question : oĂč en est la Tunisie aujourdâhui ?
On peut sans doute affirmer (mais encore faut-il ĂȘtre prudent) que la catĂ©gorie des notables au sens oĂč lâentend la romanciĂšre nâexiste plus : on rejoindrait alors la reprĂ©sentation extrĂȘmement tranchĂ©e, selon la chronologie, que propose la rĂ©alisatrice Moufida Tlatli dans son film de 1994 « Les Silences du Palais » : princes, seigneurs et nantis de toute sorte appartiennent au passĂ©, le prĂ©sent a sans doute des Ă©lites, Hend dans le roman en fait partie Ă lâimage de la romanciĂšre elle-mĂȘme : elles doivent leur statut social au fait dâĂȘtre universitaires, ce qui nâimplique pas la possession de lâargent, mais celle dâun autre capital, celui du savoir intellectuel. Mais les autres, que leur reste-t-il sinon lâautodafĂ© pour rappeler quâils existent ou du moins le voudraient ?
Sur ce sujet qui est grave, Amira Ghenim a sa maniĂšre, malicieuse et plaisante, de dire quâaucune rĂ©ponse nâa Ă©tĂ© trouvĂ©e Ă ce jour aux questions posĂ©es. Comme dans un conte traditionnel, la recherche du trĂ©sor continue, mais rien nâest encore fait et comme Ă la derniĂšre page du livre, le fruit de bien des efforts semble partir au fil de lâeau.
Denise Brahimi

Â
Â
Â
«LâINSOUMIS» film dâAlain Cavalier 1964
La rĂ©trospective en cours des films dâAlain Delon a permis de revoir cet « Insoumis » dâAlain Cavalier qui en 1964 nâĂ©tait pas encore un rĂ©alisateur connu et qui pourtant sâaventurait audacieusement dans un tournage consacrĂ© Ă la guerre dâAlgĂ©rie, tout juste terminĂ©e deux ans auparavant en 1962. Les Ă©vĂ©nements racontĂ©s par le film datent de 1961 et mettent en jeu une organisation restĂ©e trĂšs active mĂȘme aprĂšs la fin de la guerre, lâOAS ou Organisation de lâarmĂ©e secrĂšte, rĂ©solue Ă maintenir la prĂ©sence française en AlgĂ©rie par tous les moyens, principalement par un terrorisme actif et trĂšs meurtrier. Cette action a continuĂ© au-delĂ des accords dâEvian qui en mars 1962 officialisaient la fin de la guerre et lâindĂ©pendance imminente du pays.
Câest ce moment historique terrible qui sert de terreau au film dâAlain Cavalier. Il lâĂ©voque Ă travers lâhistoire dâun homme, Thomas Vlassenroot, jouĂ© par Alain Delon (non sans quelques ressemblances biographiques entre lâacteur et son personnage).
Dâorigine luxembourgeoise, dâoĂč son nom, Thomas est un homme encore jeune, une trentaine dâannĂ©es peut-ĂȘtre mais qui a dĂ©jĂ beaucoup vĂ©cu et porte les traces de son histoire antĂ©rieure, quâon dĂ©couvre peu Ă peu. Certains aspects en sont factuels, dâautres plus intimes et livrĂ©s peu Ă peu au cours du film, jusquâĂ son extrĂȘme fin, qui est un retour Ă la maison de son enfance au Luxembourg ; et lâon ne divulgue rien en disant quâil y revient pour mourir, tant il est vrai que le film est pour une bonne part la description de sa lente agonie. Le moment vient vite oĂč lâon ne saurait douter de cette mort, et toute la partie narrative du film consiste Ă montrer comment il en est arrivĂ© lĂ , mais plus encore quâune narration câest une analyse douloureuse dâun destin tragique et des soubresauts de celui qui ne pourra lui Ă©chapper.
Thomas Vlassenroot est un homme sans repĂšre qui a commencĂ© Ă dĂ©raper lorsquâil a frappĂ© sa mĂšreâacte irrĂ©parableâayant appris par elle que sa femme lâavait trahi. EngagĂ© dans la LĂ©gion Ă©trangĂšre, il sâest battu Ă ce titre pendant six ans en Indochine puis en AlgĂ©rie mais en 1959 il dĂ©cide de dĂ©serter. Il est alors Ă la dĂ©rive sans statut ni occupation ni papiers et veut rentrer au Luxembourg pour sây livrer comme sa mĂšre Ă lâĂ©levage des abeilles. Mais pour faire ce voyage il lui faut de lâargent, et pour se le procurer il accepte une mission que lui confie son ancien lieutenant, passĂ© dans les rangs de lâOAS : il sâagit dâenlever une avocate française, Dominique Servet jouĂ©e par LĂ©a Massari, qui est venue Ă Alger pour dĂ©fendre deux membres du FLN : on comprend quâelle appartient Ă Lyon Ă un rĂ©seau français dâanticolonialistes qui aident le mouvement indĂ©pendantiste algĂ©rien par conviction (et lâon sait, par ailleurs, que ce rĂ©seau historiquement a vraiment existĂ©). LâenlĂšvement a lieu mais Thomas prend le parti dâaider la prisonniĂšre, dâoĂč sâensuit une bagarre au cours de laquelle il tue un homme et se retrouve lui-mĂȘme gravement blessĂ©. Il parvient Ă fuir mais commence alors ce qui sâavĂšre le conduire au lieu oĂč il mourra, malgrĂ© lâaide que tente de lui apporter lâavocate, devenue amoureuse de lui et prĂȘte Ă se compromettre gravement elle-mĂȘme pour le sauver.
On comprend alors que Thomas nâest plus sauvable, parce que câest un homme blessĂ© Ă tous les sens du mot. Physiquement, il faudrait Ă toute force quâil soit opĂ©rĂ© et soignĂ© mais ne le peut parce quâil est en fuite, clandestin sans papiers et de plus poursuivi par son ancien Lieutenant ; moralement, il est incapable de savoir qui il est ni oĂč il en est ni mĂȘme ce quâil veut.
Pour la premiĂšre fois, il a rencontrĂ© en la personne de lâavocate une personne qui agit par conviction, ce que lui-mĂȘme nâa jamais fait.
Alain Cavalier sâemploie Ă faire comprendre (conformĂ©ment Ă ses propres positions politiques) quâil nây a en rĂ©alitĂ© aucune motivation idĂ©ologique dans son personnage ni sans doute plus largement dans lâOAS mais en tout cas pour sâen tenir Ă Thomas, celui-ci dit clairement que la cause de lâAlgĂ©rie française nâest pas son propos et quâil nây croit pas et toute sa conduite prouve quâil ne cherche rien dâautre que lâargent dont il a besoinâdâailleurs les Pieds Noirs quâon voit dans le film sont parfaitement ridicules et leurs comportements dĂ©risoires. On voit Thomas confrontĂ© soudain au problĂšme des motivations, pas seulement en matiĂšre politique dâailleurs mais si lâon peut dire existentiellement : lorsque le mari de lâavocate dĂ©cide de lâaccompagner jusquâau Luxembourg, Ă Thomas Ă©tonnĂ© qui demande pourquoi, il rĂ©pond « parce que jâaime ma femme ». Thomas lui aussi a dit dans la voiture Ă Dominique quâil lâaimait mais on comprend que cet amour ne peut constituer pour lui une valeur affective ou morale, parce que câest un domaine oĂč il nâa jamais pĂ©nĂ©trĂ©, en sorte quâil ne sait pas ce que câest (mĂȘme si son instinct parfois lui en tient lieu).
LĂ pourrait bien ĂȘtre la raison profonde pour laquelle dâemblĂ©e, il nâavait aucune chance de sâen sortir. MalgrĂ© les apparences il lui manque depuis toujours une condition nĂ©cessaire Ă la survie : bien avant la blessure physique, il est dĂ©jĂ condamnĂ©. Tout comme lâAlgĂ©rie française, qui elle aussi agonise dans des convulsions sanglantes mais Ă laquelle rien non plus ne permet dâĂȘtre sauvĂ©e.
Denise Brahimi
FESTIVAL DU FILM FRANCOPHONE DâANGOULEME 27 aoĂ»t-1er septembre 2024
Le pays invité cette année était le Maroc. On a pu voir en avant-premiÚre un film de Nabil Ayouch, dont on parlera sans doute davantage au moment de sa sortie en salle.
Voici les quelques éléments dont on dispose en attendant pour en faire une brÚve présentation :
âEverybody loves Toudaâ
Les Avant-premiĂšres
Nabil AYOUCH
France, Belgique, Danemark, NorvĂšge, Pays-Bas, Maroc
102â
Drame
Touda rĂȘve de devenir une Cheikha, une artiste traditionnelle marocaine, qui chante sans pudeur ni censure des textes de rĂ©sistance, dâamour et dâĂ©mancipation, transmis depuis des gĂ©nĂ©rations. Se produisant tous les soirs dans les bars de sa petite ville de province sous le regard des hommes, Touda nourrit lâespoir dâun avenir meilleur pour elle et son fils. MaltraitĂ©e et humiliĂ©e, elle dĂ©cide de tout quitter pour les lumiĂšres de CasablancaâŠ
En cette annĂ©e 2024, Nabil Ayouch a prĂ©sentĂ© « Everybody loves Touda » au Festival de Cannes, oĂč il Ă©tait invitĂ© pour la quatriĂšme fois. Il a alors expliquĂ© longuement ses intentions en faisant choix dâune « Cheikha » comme personnage principal de son film.
Denise Brahimi
Note sur le festival du film arabe de Fameck (Moselle) 3-13 octobre 2024
Câest la 35e Ă©dition de ce festival toujours remarquable par le grand nombre de films quâil donne Ă voir et leur diversitĂ©. Cette annĂ©e le pays invitĂ© est la Jordanie et le parrain du festival est Magyd Cherfi. Il y aura 44 films Ă voir, dont 3 longs mĂ©trages.
Nous avons dĂ©jĂ parlĂ© dâun des films quâon pourra y retrouver, celui du Marocain Nabil Ayouch, « Everybody loves Touda » qui a eu cette annĂ©e les honneurs du Festival de Cannes.
Pour ce qui concerne lâAlgĂ©rie , elle sera Ă©videmment prĂ©sente, notamment par le film de Merzak Allouache, « Ce nâest rien », de 2023.
TrĂšs attendu aussi le film de Karim Moussaoui, «Lâeffacement »,dâaprĂšs le roman de Samir Toumi.
Et tous les admirateurs du film de Mohamed Zinet (1932-1985) « Tahya Ya Didou », tournĂ© en 1970 dans les rues dâAlger, seront heureux de voir le documentaire que lui consacre Mohammed LatrĂšche sous le titre « Alger, Zinet, le bonheur ».
Denise Brahimi
Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.
â Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun
Cliquez ici pour voir le film et le mot de passe utilesjoussour
Â
Â
Â
Â
Â
Â
Â
Â
Â

Â
âEntre nos mains
de Leila Saadna
Cliquez ici pour voir le film, puis mot de passe utilesjoussour
Et sa bande-annonce, cliquez ici
Â
Â
Â
Â
Â

Â
Â
- Jeudi 3 Ă samedi 5 octobre, Ă Lyon, âDâhier Ă aujourdâhui, les pieds-noirs et lâAlgĂ©rieâÂ
- Mardi 8 octobre ConfĂ©rence sur lâanthropologue Odette de Puigaudeau en Mauritanie par Mamine EVIN, guide touristique mauritanien. Maison des passages Lyon
- Mercredi 9 octobre, Projection du film Sirocco dâHabib Ayeb, suivie dâun dĂ©bat avec lâauteur. CinĂ©ma OpĂ©ra de Lyon
- Jeudi 10 octobre Projection de âMaintenant ils peuvent venirâ, suivie dâun dĂ©bat avec le rĂ©alisateur Salem Brahimi, au cinĂ©ma GĂ©rard Philipe de VĂ©nissieux
- Vendredi 11 octobre Projection en avant premiĂšre du film âDans le sillage de Frantz Fanonâ , suivie dâun dĂ©bat avec son rĂ©alisateur, Mehdi Lallaoui Ă lâOpĂ©ra Underground de Lyon.
- Samedi 12 octobre, colloque âFrantz Fanon et Lyonâ Ă la FacultĂ© de MĂ©decine Lyon-Est (Grange Blanche) Ă Lyon
- Samedi 19 octobre et dimanche 20 octobre Manifestation MĂ©moires et fraternitĂ© de la 4ACG Ă Clermont Ferrand âDâun camp Ă lâautre, des camps de regroupement aux camps de rĂ©fugiĂ©sâ
- Soirée sur Frantz Fanon, référence de la pensée post coloniale au Bar associatif Les Clameurs de Lyon le lundi 21 octobre
- Mardi 22 octobre au CinĂ©ma LumiĂšre Bellecour (Lyon), projection de âChroniques fidĂšlesâŠâ dâAbdenour Zahza suivie dâun dĂ©bat.
NâhĂ©sitez pas Ă nous signaler livres, films, expositions relatifs au Maghreb, et mĂȘme Ă nous envoyer des petits textes Ă leur sujet.