Café littéraire : « L’Algérie en bulles » (samedi 18 février, 14 h 45 – 16 h) au Maghreb des Livres 2017
avec Racim BENYAHIA, Jacques FERRANDEZ, KRIS, Gaëtan NOCQ, Benjamin STORA (Sébastien VASSANT, le bédéiste avec qui il a travaillé, n’a pas pu venir) : 5 auteurs de « BD documentaires » sur l’histoire de l’Algérie (Café animé par Yves CHEMLA). Ce café littéraire a attiré un large public et deux enthousiastes nous ont envoyé leurs notes et commentaires.
Quand on choisit la BD pour raconter l’histoire, quelle représentation/re-création du réel propose-t-on ? En quoi est-ce une façon différente de raconter l’histoire ?
Des périodes différentes de l’histoire de l’Algérie
- la fin de la guerre d’indépendance (Terre fatale de Jacques Ferrandez, dixième et dernier tome de sa série, Carnets d’Orient, commencée en 1987) ;
- les premières années de la colonisation et la résistance de Constantine (Constantine 1836 de Racim Benyahia, sa première publication) ;
- l’ensemble de la guerre d’Algérie (Histoire dessinée de la guerre d’Algérie de Benjamin Stora et Sébastien Vassant) ;
- le témoignage d’un appelé sur la guerre d’Algérie et sur sa démobilisation (Soleil brûlant en Algérie de Gaëtan Nocq, sa première BD) ;
- la formation de l’équipe de football du FLN, en 1958, par des sportifs qui évoluaient en championnat de France (Un maillot pour l’Algérie de Kris).
Raconter en BD
- il y a une différence radicale entre histoire dessinée et histoire illustrée
- à partir de personnages de la réalité, on invente des personnages fictifs ; ensuite, il faut organiser le récit
- le dessinateur choisit les situations qu’il va montrer ; il fait un travail de mise en scène
- le dessin sublime le réel pour rejoindre l’image idéale qu’on a en tête
- la BD a des techniques spécifiques de narration, fondées sur la pratique constante de l’ellipse : entre les cases, l’imaginaire du lecteur fonctionne à plein ; et souvent le dessin d’une scène n’a pas besoin de mots : on fait confiance au lecteur.
La spécificité de la BD documentaire
- le précurseur a été Tardi sur la Grande Guerre ; ensuite rôle essentiel de La Revue dessinée
- on est dans le registre d’une fiction historique qui essaie de faire revivre des situations
- question du point de vue – engagé ou non
- on sort de l’approche académique de l’histoire ; les éditeurs s’y intéressent de plus en plus
- la BD documentaire se développe en Algérie, dans le sillage de l’essor plus global de la BD ; mais pas grand-chose encore sur l’Algérie indépendante.
Quelques phrases-choc
- (à propos de l’équipe de foot du FLN) : « À la question de savoir ce que c’est qu’un pays, cette équipe répond qu’elle est un pays avant que ce pays n’existe : si l’Algérie a une équipe de foot, c’est qu’elle est un pays. »
- « Un dessin dit je en permanence »
- « Ces BD pour ouvrir une mémoire et des échanges entre des mémoires ».
Un café littéraire riche et bien mené. Je ne me suis pas ennuyée une minute.
(Agnès Spiquel)
Second commentaire:
L’Histoire en bande dessinée ou la bande dessinée documentaire, une façon différente de raconter l’Histoire.
Jacques Ferrandez Dessinateur de BD né en Algérie. Carnets d’Orient : dix albums dont le dernier Terre fatale.
Son projet : réaliser une sorte de roman graphique, en partant des débuts de la présence française en Algérie. Pour cela il s’appuie sur l’imagerie développée au moment de la conquête, la vogue orientaliste, et les photographies de l’époque. Le premier album paraît en 1987. « Pour moi mêler le texte et l’image était une évidence. »
- Un premier cycle de 5 albums va des débuts de la présence française jusqu’à la fin de l’été 1954
- Un deuxième cycle de 5 albums couvre la guerre d’Algérie
Il s’agit pour lui de donner la parole aux différents protagonistes. Tenter ainsi de rendre compte de la complexité de l’Histoire, à partir de destins individuels. Comprendre plutôt que juger. « Qu’est ce que j’aurais fait si j’étais né 15 ans plus tôt … »
Yves Chemla « Vous prenez des risques… »
Jacques Fernandez Ces histoires sont inspirées de bribes de personnages ayant existé, il s’agit de les organiser dans un récit et de les re-situer dans un contexte.
Racim Benbyahia Infographiste né à Constantine où il a fait l’Ecole des Beaux arts. C’est son premier album. Il a été réalisé en hommage à Ahmed Bey, un personnage célèbre des Aurès. La réalisation graphique s’inspire des peintres orientalistes, mais c’est vu du côté algérien.
Son objectif : lancer le débat sur ce qu’on a appelé « l’Expédition de Constantine », « comme s’il n’y avait personne contre qui batailler à l’époque », et faire connaître Ahmed Bey, et l’histoire de Constantine. C’est un « parti pris pour ma ville…J’ai pris plaisir à faire revivre par le dessin le Constantine de l’époque de l’époque ».
Benjamin Stora Histoire dessinée de la guerre d’Algérie : « C’est une commande d’éditeur (le Seuil). La BD aujourd’hui devient une sorte de passage obligé dans les grandes maisons d’édition…Puissance de l’image cette fois ci via la bande dessinée…Dimension pédagogique tournée vers la jeunesse qui fonctionne de plus en plus à travers l’image.
Il s’agissait pour moi de sortir du côté académique de la construction du savoir et de toucher le plus grand nombre, cette fois ci par la bande dessinée. Comment le faire de manière synthétique par des images ? En recyclant des images de deux documentaires que j’ai fait sur la guerre d’Algérie, et en les réutilisant graphiquement. Mais cela ne suffisait pas. Là est venu le talent du dessinateur. Là il faut de la créativité, de l’imagination. Ce sont des dessins fictionnés par Jacques Ferrandez, en coloris sépia. »
Gaëtan Nocq Soleil brulant en Algérie, un album réalisé d’après le récit d’un appelé en Algérie. « J’ai connu le fils d’un russe blanc qui avait fait la guerre d’Algérie. Appelé à 20 ans le père avait fait un journal que le fils m’a montré. Je suis rentré dans ce journal comme dans un roman. J’ai été séduit par le fait d’entrer dans le mental d’un appelé…sa description émerveillée des paysages magnifiques, autour desquels il y a la mort.
Il était communiste, et les communistes demandaient aux appelés de partir. Puis il raconte la démobilisation et les ramifications qu’avait l’extrême droite avec la police à Paris. Il est blessé en France mais pas en Algérie. »
Kriss Livre accompagné d’un gros dossier documentaire. « Dans la revue documentaire consacrée à la BD documentaire il y avait un manque concertant le sport. Du coup j’avais envie, comme je suis sportif, de faire un récit autour du football. On a une représentation mentale du sport. Le dessin doit sublimer, exagérer le réel. Le foot cristallise tous les travers et les beautés de notre société.
C’est l’histoire de ces 11 joueurs français qui jouent dans les plus grands clubs français. En 1958 ils les quittent subrepticement pour se rendre en Tunisie rejoindre le FLN où ils créent la première équipe « algérienne » d’un pays qui n’existe pas encore…
Rachid Boufi est toujours adulé. Il est rentré en France, à St Etienne, six mois après les accords d’Evian ! Ca montre qu’il y a des possibilités de réconciliation. Ca renvoi à des thématiques actuelles ( bi-nationalité, etc…) ».
Yves Chemla Et après la BD ? Y aurait-il d’autres supports à imaginer ?
Jacques Ferrandez Les albums sont utilisés comme outils pédagogiques dans les écoles. « Comment passer du papier au numérique, combiner les deux ? Je ne sais pas. Pour l’instant il n’y pas de modèle économique rentable pour les éditeurs. »
Kriss « La BD c’est une lecture personnelle. On vous susurre une histoire à l’oreille Entre chaque case c’est vous qui faites le lien avec votre vécu, votre sensibilité. Lecture très intime, personnelle. Ce qui marche parfois c’est un dossier documentaire à la fin. »
Racim Benyahia « Avec le temps on trouvera sûrement une solution ».
Jacques Ferrandez Il y a un festival de BD à Alger tous les ans où viennent beaucoup de dessinateurs Africains, car il n’y a pas de circuits de librairie, pas de réseaux de diffusion dans les pays d’Afrique sub-saharienne. Mais le numérique pose pour l’instant le problème du modèle économique qu’on a pas encore trouvé, permettant de payer les auteurs-dessinateurs.
Benjamin Stora « Je découvre la BD. Le mérite revient aux dessinateurs quand les choses s’expriment sans un mot. Moi mon métier c‘est d’écrire, ou de rechercher des situations dans un scénario. La guerre d’Algérie a été peu enseignée. On commence à le faire dans les classes. La BD peut intervenir en complément, en déclencheur, pas en remplacement d’un travail d’historien qui tente de restituer une complexité. Mon point de vue à moi est anti-colonial. »
Kriss La BD documentaire = l’Histoire dessinée (et non illustrée).- Le travail des historiens est précurseur au travail de scénarisation et de mise en scène. La BD a une chambre d’écho plus vaste. Un dessin dit « Je », c’est une histoire subjective et affirmée, pour faire ressentir une situation.
Questions de la salle
La BD une façon démontrer les non dits ? Contourne l’impossibilité de dire vraiment les choses dans la France d’aujourd’hui ? Pourquoi il y a encore tellement de crispation aujourd’hui en France dans les débats au sujet de la guerre d’Algérie ?- Une manière de « prendre l’HISTOIRE PAR LA BANDE » ?
Jacques Fernandez Savoir à qui on s’adresse. « Pour moi il s’agissait de pouvoir m’adresser à tous, pas seulement à ma communauté pied noir d’origine, mais aussi aux deux côtés de la méditerranée. Pouvoir être entendu par les uns et les autres, quelque soit le bord auquel appartient le lecteur potentiel. »
Catharsis, ouverture d’une autre mémoire possible et acceptable à travers une BD, favoriser des interstices qui permettent de donner à voir autre chose que l’Histoire ne raconte pas.
Kriss « On a l’impression que c’est inoffensif quand c’est une BD. C’est une chance d’avoir cette image de légèreté, de lien à l’enfance grâce au dessin. »
Benjamin Stora Restitution de plus de points de vue en lui donnant un sens, un point de vue… Il faudrait maintenant franchir un cap et donner une image de l’Algérie algérienne, aux prises avec elle même.
La salle Il y a des dessinateurs algériens qui s’expriment à travers le dessin de presse ( Slim et d’autres…), et aussi certaines BD, et le festival de la BD d’Alger.
Benjamin Stora « Oui mais il n’y pas encore de vrai BD documentaire sur l’Algérie d’aujourd’hui » ( « sérieuse » comme dirait Slim…)
Remarques: – Dommage qu’il n’y ait pas eu de projections sur l’écran, pourtant installé dans la salle, pour illustrer avec quelques exemples graphiques les différents albums dont il a été question. L’image est importante quand il s’agit de BD.
– Dommage aussi qu’il n’y ait pas eu, dans la salle ou à l’entrée de celle c,i une table présentant les différents albums dont il a été question, pour pouvoir les consulter et éventuellement les acheter à l’issue du débat. Car à l’étage de la librairie la foule était si compact qu’il était très difficile de s’approcher des stands des éditeurs.
(Aldona Januszewski)