« A L’ECOLE EN ALGERIE, DES ANNEES 1930 A L’INDEPENDANCE », récits inédits réunis par Martine Mathieu-Job, Bleu autour, 2018
Ces récits nous parlent d’un monde qui n’existe plus, d’où leur accent de nostalgie qu’on s’attend de toute manière à trouver dans des récits d’enfance, d’autant que ceux-ci sont souvent le fait de gens qui sont depuis lors devenus écrivains et qui nous font bénéficier de leur talent et de leur goût d’écrire. Ils sont cinquante-deux à avoir participé à cet ouvrage pour des textes de quatre à cinq pages chacun, comportant à la fois des faits (lieux et dates), des impressions sensorielles et quelques opinions et jugements. Sur ce dernier point on peut parler d’unanimité car tous et toutes (la parité est respectée) parlent à peu près de la même façon de cette école à laquelle ils veulent rendre hommage. Une autre parité eût été inexacte : les deux communautés, européenne et juive, sont représentées en plus grand nombre que la communauté musulmane ou indigène comme on disait, ce qui ne fait que refléter la réalité de l’époque, réaffirmée par tous les témoignages qu’on trouve dans ce livre : proportionnellement les enfants de cette dernière catégorie étaient beaucoup moins scolarisés que ceux des deux autres. Ce qu’il faut compléter par un jugement non moins récurrent tout au long du livre : les instituteurs et institutrices, conformément à la conception républicaine de l’école, traitaient tous les élèves de la même façon, sans tenir compte de leur origine ethnique. Et s’agissant des résultats, on a le sentiment qu’il y avait de bons voire de très bons élèves dans toutes les catégories ; il en résulte une grande admiration de nous autres lecteurs pour l’efficacité de cet enseignement et pour l’incroyable dévouement des maîtres et maîtresses à leur métier conçu et vécu comme un véritable sacerdoce. Il est bien vrai qu’en France aussi, à la même époque, on pouvait dire la même chose des fameux « hussards de la république », mais il semble bien que les conditions de travail en Algérie étaient encore plus difficiles, les classes souvent très chargées, certains enfants très mal nourris, et de l’équipement scolaire, c’est peu de dire qu’il n’en était presque pas question.
Ce qui frappe en revanche, c’est le prestige dont jouissaient les enseignants et leur autorité à peu près sans limite. Pas un seul parent n’aurait songé à les mettre en question et c’est au contraire un des aspects les plus touchants de ces récits que la confiance avec laquelle les enfants étaient confiés à une école que nul ne songeait à contester, à aucun égard. Il est vrai qu’en France aussi, le regard critique porté sur l’école et l’enseignement s’est développé plus tardivement—pour le dire vite dans l’esprit de mai 68— alors que les témoignages ici réunis sur l’école en Algérie s’arrêtent avec l’indépendance, en 1962.
Rétrospectivement, les cinquante-deux auteurs se montrent évidemment beaucoup plus critiques maintenant qu’on ne l’était à l’époque dont ils parlent. En fait, la mise en question actuelle, dans l’esprit de la nation et de la nationalité algérienne, porte principalement sur un point ou autour d’un problème : le contenu de l’enseignement, trop souvent résumé (même dans ce livre où le cliché est abondamment repris) par la célèbre plaisanterie sur « nos ancêtres les Gaulois ». Ne vaudrait-il pas mieux essayer de comprendre comment ce qui nous apparaît comme une aberration insensée peut s’expliquer (ce qui ne veut évidemment pas dire se justifier) dans un contexte global d’application du précepte de base à l’époque co loniale : l’Algérie c’est la France. On sait d’ailleurs que cette affirmation unitaire a donné des effets tout aussi surprenants dans le contexte franco-français, où régnait la volonté d’unifier toutes les provinces : ce qui valait pour la Savoie valait aussi pour la Bretagne ; et pour s’en tenir à cette dernière, il n’y avait pas lieu d’y évoquer la civilisation celtique plus qu’à Marseille ou n’importe où dans l’Etat national.
Naturellement il faudrait élargir les débats à tout ce qui concerne les crédos de l’école républicaine dont on peut penser qu’ils ont été efficaces aussi longtemps qu’ils n’ont pas été mis en question. Le développement de l’esprit critique est certainement souhaitable dès l’école primaire, qui a pourtant pour autre tâche de promouvoir une confiance absolue dans le savoir. Les deux sont-ils compatibles ? À l’école en Algérie donne à cet égard certains témoignages intéressants. Il y est en effet question d’écoliers « arabes » (mais peut-être étaient-ils berbères ?) qui savaient fort bien et disaient mezzo voce à leurs petits camarades qu’une partie des descriptions, évocations etc. dont l’école les nourrissait n’avait rien à voir avec ce que nous appellerions, nous, leur propre culture. Ce qui ne les a pas empêchés de prendre ce qui était bon à prendre (Ah ! le fameux « butin de guerre » cher à Kateb Yacine !) non sans se dire sans doute ou peut-être qu’un jour il faudrait changer tout cela.
Le problème des souvenirs surtout quand ils sont sollicités comme ceux qu’on trouve dans ce livre est qu’ils incitent à la mémoire affective plus qu’à la réflexion. Cependant, on est amené à constater que l’apport de ces cinquante-deux auteurs est beaucoup plus riche que ne laisse croire au premier abord leur apparence un peu répétitive. Et pour les lecteurs ou lectrices qui n’auraient pas connu l’Algérie de cette époque, la présence qui lui est donnée dans ce livre est une chance appréciable car pour reprendre une expression banale, « on s’y croirait ». Oui, c’est vraiment tout un monde qui ressurgit à travers l’école —ce qui tendrait à prouver que celle-ci est beaucoup plus qu’un angle d’approche. Sa force est qu’elle unit les aspects les plus humbles et concrets de la vie quotidienne à une affirmation constante de valeurs dont l’ensemble compose une « vision du monde ». À travers ce livre, on touche à ce double aspect. Surgit d’une part tout un ensemble de sensations, gustatives, olfactives —originales certes mais peut-être n’ont-elles pas tellement changé dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Cette dernière question amène à s’en poser une autre, concernant le deuxième aspect ou aspect idéologique des témoignages : et si l’Algérie n’avait fait que changer un nationalisme contre un autre ? Cela pourrait être la preuve que le contenu idéologique qui est à l’arrière-plan d’un enseignement n’est qu’un aspect de celui-ci, dont les qualités viennent d’ailleurs; celles dont nous parle À l’école en Algérie sont émouvantes et suscitent l’admiration.
Denise Brahimi
(texte provenant du N° 23, Juin 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)