[Algérie en guerre, réflexion de Claude Lefort]
APRÈS L’ÉMEUTE DE JANVIER 1960
Le sens d’une crise
Informations et liaisons ouvrières n° 1[Bulletin (éphémère) d’une fraction issue d’une scission du groupe Socialisme ou Barbarie; le texte provident des pages 179-195 de Claude Lefort, Le temps présent, Ecrits 1945- 2005, Belin 2007, ouvrage reproduisant essentiellement des articles écrits à chaud, appartenant souvent au journalisme politique]
Nous reproduisons ici des extraits de ce texte, centrés sur ce qu’est la société algérienne coloniale et sur les transformations que lui impose la guerre. Le contexte politique français est celui de l’incertitude au sein de cette Cinquième République naissante, que beaucoup de gens de gauche à l’époque interprètent comme un Etat fasciste proche de l’explosion et de la décomposition sous la pression d’une extrême droite soutenue par les pieds-noirs et par les cadres de l’armée. Claude Lefort, sociologue issu d’une culture marxiste, commençait à cette époque sa réflexion sur la démocratie, dont l’envers est un totalitarisme qu’il examine depuis 1945 en URSS, puis dans l’Europe de l’est.
24 janvier 1960: agitation chez les Européens d’Algérie, début de la «semaine des barricades » à Alger. Une fusillade fait vingt morts. Les émeutiers se retranchent dans deux « réduits » au centre de la ville. L’état de siège est décrété, Voyage‑éclair de Michel Debré dans la nuit du 25 à Alger. Le 28, Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie, lance un appel à l’armée, aux musulmans, aux Européens, leur demandant de faire confiance au général de Gaulle. Le 29, dans une déclaration radiotélévisée, De Gaulle condamne les émeutiers et, s’adressant à l’armée, déclare: «Je dois être obéi de tous les soldats français. » Le 1er février: reddition des émeutiers. Joseph Ortiz [un des chefs de l’OAS en cours de constitution] s’enfuit. Pierre Lagaillarde [leader étudiant devenu député] est transféré dans la nuit à Paris et incarcéré à la Santé. […]13 mai 1958 ‑ 24 janvier 1960: entre ces deux dates s’est joué le premier acte de la Cinquième République. […]
L’histoire se fait pourtant sous l’apparence de la comédie. Se laisser fasciner par la farce, c’est oublier qu’elle exprime, d’une certaine manière, la réalité des groupes sociaux en conflit les uns avec les autres et, eux-mêmes, travaillés par des conflits, dont l’évolution n’est pas rigoureusement déterminée, mais tient à des événements, imprévisibles points de rencontre d’intrigues qui courent sur plusieurs registres à la fois.
Rarement ‑ et sans doute, comme l’avait pressenti Marx, dans les seules situations extrêmes où l’antagonisme de la classe dominante et de la classe exploitée réduit un moment toutes les différences, accule les hommes à la nécessité d’une action collective, et met leur volonté individuelle à la hauteur de leur passion de classe ‑, rarement voit‑on l’histoire se développer selon une logique qui annule la portée des accidents, et son sens apparaître immédiatement dans la conduite des protagonistes. Dans la révolution hongroise, comme dans toutes les révolutions sociales passées, le hasard n’est certes pas aboli. Tous les événements portent sa marque: les troupes prussiennes sont à quelques kilomètres de la Commune ‑, la guerre impérialiste est l’occasion qui rend possible la révolution russe et la circonstance qui la contraint à s’isoler, en Hongrie la révolution succombe sous l’intervention des blindés soviétiques et l’expédition de Suez n’est pas pour rien dans la résolution prise d’écraser Budapest. Mais le hasard même est plein de sens. Ce qui paraît accidentel rejoint le plus profond: car ce qui est en cause et ce qui se présente sous les traits d’une alternative radicale, c’est la nature même du rapport social; ce qui fait l’enjeu de la lutte dans le présent, c’est ce qui détermine la vie sociale jour après jour.
Il en va tout autrement dans les périodes, si agitées soient‑elles, où l’histoire est désertée par la classe exploitée. Les événements les plus importants s’improvisent, un concours de circonstances fortuites crée des situations, riches de conséquences, mais dont l’enchainement s’effectue comme une suite de gags.
On voit De Gaulle rappeler Massu à propos d’une interview intempestive, alors que ce général, qui jouit de la faveur des ultras, exerce un rôle modérateur à la tête du secteur le plus gangrené de l’Armée. […]Pour comprendre, il faut résister à la tentation, soit, de ne voir sur la scène que l’évolution désordonnée de personnages qui seraient tous d’accord; soit, de substituer aux intrigues manifestes une prétendue histoire vraie ‑ qu’un marxisme primaire réduirait à celle du capitalisme moderne dont les hommes seraient les instruments inconscients. Tentations jumelles qui laissent échapper ce qui fait la singularité de la situation: qu’elle se développe dans la conjonction de plusieurs histoires, portées par des groupes sociaux concrets, dont chacune tend à évoluer selon une logique propre et qui, par leur imbroglio, risquent d’engendrer une crise sociale généralisée.
L’histoire globale se fait [par une…] évolution au cours de laquelle l’essor de l’industrie et le mouvement de prolétarisation qui l’accompagnait ‑ caractéristique des grands pays occidentaux depuis les dernières décennies du xixe siècle ‑ s’est accompagné en France d’un double phénomène: d’une part, la conservation et l’expansion des modes de production et de distribution traditionnels, d’autre part, l’exportation de capitaux et de populations dans les colonies où le pillage des matières premières et l’exploitation d’une main‑d’œuvre à bon marché a permis de réaliser des bénéfices considérables, dont une importante partie s’est trouvée dérobée au circuit de la production. Dans ce passé se lit le rôle que se sont taillé paysans et petits commerçants, colons et militaires.
Il n’en est pas moins vrai que, lorsque ce processus se heurte, comme c’est le cas à notre époque, à des obstacles tels que l’ancien équilibre se rompt[…], les groupes dont le destin paraissait inscrit une fois pour toutes dans l’organisme social découvrent que leur avenir dépend de leur lutte. Ils se donnent des institutions propres, cherchent à nouer des alliances et rêvent de solutions au terme desquelles leur statut serait définitivement préservé et consacré. Dans cette agitation, qui s’empare alors de tous les éléments décidés à rétablir leur position menacée ou à en conquérir une nouvelle, chacun doit composer avec les exigences d’une situation qui a déjà mûri au point que certains processus en sont devenus irréversibles, en même temps qu’elle continue à porter la marque indélébile du passé.
Le cas des Français d’Algérie est, à cet égard, significatif. Ils ont vécu, jusqu’à ce que soit déclenchée l’insurrection de 1954, dans la certitude que leurs privilèges étaient fondés sur une sorte de droit naturel. En dépit des statuts très divers qu’ils occupaient au sein d’une société aussi différenciée que la société métropolitaine, le sentiment d’une commune supériorité sur les autochtones (sentiment qui exprimait, en fait, leur solidarité dans l’exploitation du pays colonisé) leur a conféré une unité exceptionnelle, qui tient à la fois de l’unité d’une classe dominante et de celle d’une nation (alimentée qu’elle est par une tradition, des mœurs et un enracinement dans un même espace géographique). Au demeurant, cette unité, qui s’est acquise essentiellement en opposition aux indigènes, s’est acquise accessoirement face à la métropole. La durée de la colonisation et surtout l’importance numérique de la population européenne ont, en outre, donné à un tel groupement une cohésion qui n’a été atteinte nulle part ailleurs, si ce n’est en Afrique du Sud. C’est ce qui explique que, ni en Indochine ni en Tunisie, ni au Maroc, la résistance à la décolonisation ne pouvait être aussi forte, ni peser d’une manière aussi déterminante sur le cours de la politique française. Depuis le début de la guerre d’Algérie, toute la conjoncture a été dominée par le comportement des colons et il faut convenir que ce phénomène n’est pas seulement, ni même principalement dû ‑ comme se plaisent à le répéter des journalistes de gauche ‑ à la faiblesse des gouvernements métropolitains […]
La politique française a été largement déterminée par le caractère très particulier de la population d’Algérie, qui a opposé, face à la diversité des réactions des groupes métropolitains, une volonté collective sans défaut. Celle‑ci s’est exprimée au grand jour, par l’intervention des éléments les plus combatifs d’Alger, le 6 février 1956 [semi-émeute des français d’Alger face au president du conseil fraichement nommé pur faire “la paix en Algérie”], le 13 mai 1958 [manifestation/ putch à Alger pour la création à Paris d’un gouvernement De Gaulle] et durant la semaine d’émeute de janvier dernier. Mais, comme le montre la prolifération des organisations officielles et clandestines et les manifestations continues qu’elles ont suscitées, elle a réussi à imposer un contrôle constant sur toutes les actions des gouvernements qui se sont succédé. Or, s’il est bien certain que le rôle joué par les colons ne peut, en dernier ressort, s’expliquer qu’en référence, comme nous venons de le dire, à des conditions historiques générales, il ne l’est pas moins qu’il constitue un facteur relativement autonome dans la situation présente. À parler seulement des ultras comme d’une force politique qui cherche à imposer par la violence, aux dépens d’autres forces, une certaine solution, ou comme d’agents chargés de défendre les intérêts d’une poignée de gros colons, on escamote la nature sociale du mouvement: ce que pourtant et le 13 mai et les événements de janvier ont mis en évidence. Dans un cas, c’est la participation en masse de la population algéroise aux manifestations qui a rendu possible le coup d’État gaulliste, et dans l’autre, c’est la grève générale ‑ suivie par les cheminots et les postiers, les ouvriers et les employés ‑ c’est l’intervention des UT [unites territoriales], milice recrutée dans toutes les couches de la population, c’est la combativité des éléments du quartier populaire de Bab el Oued qui ont permis aux émeutiers de défier le gouvernement pendant huit jours.
Pourtant, il est évident que la liberté d’action des colons a des limites et que celles‑ci leur sont sensibles. L’institution du collège unique, l’application aux travailleurs indigènes des lois sociales en vigueur dans la métropole ont été des « sacrifices », imposés certes par la métropole, mais finalement consentis (même si dans la vie quotidienne, l’employeur continue souvent de tourner la loi). La formule de l’intégration, une fois faite sa part à la mystification, a reflété elle‑même l’exigence de s’adapter à des conditions nouvelles; et, plus nettement encore, l’acceptation par certains de l’idée d’un référendum, sous la condition que le gouvernement s’engagerait en faveur de la francisation. C’est que la durée de la guerre, l’insécurité permanente engendrent une lassitude dans une partie de l’opinion, et que commence, quelquefois, à s’insinuer l’idée que le rapport colonial traditionnel est révolu. Les conditions dans lesquelles s’est développée la dernière insurrection témoignent de cette évolution. À Alger même, les manifestations ne semblent pas avoir rassemblé plus de quinze mille personnes (des observateurs sérieux disent même dix mille) et dans les autres villes, le mouvement n’a pas pris de réelle ampleur.
La situation des Français d’Algérie est donc ambiguë. Leurs intérêts présents et passés les poussent à s’opposer par tous les moyens à toute révision du statu‑quo, mais la guerre a déjà transformé les rapports de force. La sécurité dont ils jouissaient, tant d’un point de vue psychologique que d’un point de vue matériel, s’est évanouie. Ils sont mis par les événements dans la nécessité, soit de faire des concessions, grâce auxquelles leur statut acquierre une nouvelle « légitimité », soit d’imposer à la métropole un pouvoir qui assume entièrement leurs aspirations: dernière tendance qui alimente et ne cessera d’alimenter ‑ en dépit des épurations ‑ les complots contre le gouvernement en place, tant qu’elle ne se heurtera, non pas à une autorité plus ferme que les précédentes, mais à l’évidence que le FLN ne peut être vaincu, et, simultanément, que leur combat n’a plus aucune chance de trouver un soutien dans d’autres secteurs de la société.
Ces conditions ne semblent pas remplies dans le présent. En ce qui concerne la seconde, il y a lieu de croire, bien plutôt, que les raisons d’une opposition au nouveau régime sont assez nombreuses pour entretenir la résistance des colons et lui donner une chance de triompher, au moins provisoirement.
Dans la conjonction de ces oppositions, la plus visible et, sans doute, la plus importante est celle de l’Armée et des colons. En regard de la situation de ces derniers, celle de l’Armée est assurément particulière, mais elle a ceci d’analogue qu’elle devient, peu à peu, le terrain d’une lutte pour le pouvoir. Cette tendance ne peut être convenablement interprétée que si, une fois encore, nous récusons l’interprétation simpliste et commode, selon laquelle une petite minorité, en l’occurence les officiers activistes, aurait à elle seule la faculté d’entretenir un climat de rébellion, en tirant profit d’une conjoncture favorable à la thèse d’une dictature militaire. En réalité, leur véritable force vient de ce qu’elle s’inscrit dans une dynamique sociale qui a transformé à la fois la structure traditionnelle de l’armée et la fonction qu’elle exerçait dans la société globale. En bref, l’Armée française participe d’un processus qui, pour s’être déroulé dans d’autres pays selon une direction inverse, n’en a pas moins une même signification: la fusion des tâches politiques et militaires. Tandis qu’en Algérie et en Indochine, dans le cours de la lutte anticolonialiste, une organisation politique se transforme en une organisation militaire, l’Armée française, soumise à l’épreuve de la révolution des peuples colonisés, tend à assumer le rôle d’une direction politique.
Les causes d’un tel processus sont claires: elles tiennent à la nature même de la guerre qui se déroule dans le pays colonisé. Cette guerre ne peut se définir en fonction de buts limités, alors même que ces buts sont énoncés comme s’ils donnaient au soulèvement son entière justification et qu’ils entrainaient effectivement les masses dans la lutte. Elle implique, au plus profond, un bouleversement complet de la société, bouleversement qui n’accompagne pas seulement la lutte armée, mais qui est visé comme tel; qui n’est pas seulement un moyen en vue de la victoire, mais une fin dernière, dans la mesure où la victoire n’est rien d’autre que l’établissement et la consolidation d’une nouvelle structure sociale. La création d’un pouvoir politique indépendant, la mise à la porte des colonisateurs, les réformes sociales elles‑mêmes ne pourraient, en effet, donner toute leur signification à la guerre que s’il existait dans la société colonisée des classes en expansion, auxquelles leurs intérêts prescrivent des objectifs déterminés. Mais, dans la réalité, la société colonisée est plus ou moins destructurée par les colonisateurs. Qu’il y ait ou non une bourgeoisie autochtone, son développement est si profondément entravé qu’il n’y a pas d’adéquation naturelle des objectifs révolutionnaires à son statut présent.
Dans de telles circonstances, la guerre, si elle s’allume, engendre immédiatement une reconversion sociale, c’est‑à‑dire qu’elle arrache à des cadres traditionnels ‑ dont l’évolution est déterminée par le fonctionnement du capitalisme étranger ‑ des éléments divers, qui constituent une nouvelle hiérarchie. Celle‑ci tend à se subordonner tous les rapports sociaux existants. Aussi différent que soit le cas de l’Algérie de celui de l’Indochine, la même tendance y est manifeste: le FLN, bien qu’il soit dans l’incapacité de faire passer sous son contrôle des régions entières et de les transformer, pendant la guerre elle‑même (comme réussit à le faire le Viet Minh), se comporte, à la fois, comme une armée, un parti, une administration d’État; il institue de nouvelles relations de subordination entre les éléments qui étaient autrefois des paysans, des ouvriers et des petits bourgeois, et, en étendant clandestinement son emprise sur une partie toujours croissante de la population, commence à remodeler, en fonction de ses fins propres, les anciens rapports sociaux.
Engagée dans une guerre d’une telle nature, l’Armée voit ses tâches se transformer. Elle ne peut combattre efficacement qu’en disputant au FLN le contrôle de la population, qu’en tentant de restructurer les activités sociales autour de son pouvoir, qu’en jouant tous les rôles que la situation impose ‑ de la terreur à l’éducation des enfants dans les écoles, en passant par la propagande politique. Mais, ce faisant, elle expérimente la capacité qu’elle a, en général, de diriger, de fournir le cadre unique de la répression et de l’administration. Expérience d’autant plus avancée que le processus algérien vient prolonger le processus indochinois, au cours duquel l’armée s’est déjà transformée dans sa nature, dans son comportement et dans sa mentalité.
À ne vouloir retenir que certains caractères secondaires de la situation, tels que le sentiment de frustration de militaires obsédés par la défaite de Dien Bien Phu et leur séjour dans les camps du Viet Minh, ou l’adhésion naïve aux techniques de la guerre subversive, on oublie l’essentiel: la dynamique sociale de l’Armée, les nouveaux rapports de dépendance qui se sont progressivement établis en son sein, et la nouvelle position qu’elle a acquise en face du pouvoir d’État. Se contenter de remarquer, en effet, que l’identification croissante de l’armée française à ses adversaires est rendue imaginaire, du fait que lui est nécessairement interdite l’insertion réelle dans la population qu’assure à ceux‑ci la révolution, c’est se borner à une vérité partielle qui souligne, dans la situation présente, l’impossibilité d’une victoire sur le FLN, mais qui ne préjuge en rien de l’évolution de l’armée et de ses répercussions possibles sur la société en France. Comment méconnaître pourtant le sens de cette évolution ?
L’armée de métier n’est plus ce qu’elle était entre les deux guerres: une caste, elle‑même rigoureusement hiérarchisée, soumise à des chefs, pour une large part, issus de l’aristocratie, prisonnière d’une mentalité traditionaliste, attachée à des règles dont le formalisme attestait un décalage considérable par rapport à la vie des autres organisations sociales, pourvue enfin de techniques désuètes de combat. L’Armée s’est ouverte, à partir de 1944, à des éléments divers; sa hiérarchie a été bouleversée par la promotion aux postes de commandement de jeunes chefs sélectionnés sur le terrain. Les années de combat en Indochine et en Algérie ont institué des liens de solidarité qui ne suivent pas les articulations de la structure officielle. La nature même des combats contre la guérilla a engendré une décentralisation de fait dont ont tiré une autonomie supplémentaire des officiers de rang inférieur, tandis que s’établissaient entre eux et leurs hommes de nouveaux rapports de dépendance qui impliquaient la coopération, voire la complicité dans la vie quotidienne. Et parallèlement, l’apprentissage de méthodes de combat, qui confèrent, au moins dans certaines unités, une initiative considérable à l’individu en tant que tel, a achevé de créer un type d’homme dont l’existence est entièrement vouée à la violence disponible en permanence, à la recherche de circonstances qui lui permettent de s’exprimer.
Ces traits sont connus et déjà popularisés par les meilleurs reportages sur la guerre d’Algérie; certes, ils ne caractérisent pas l’ensemble des militaires professionnels, mais ils sont déjà assez généralisés pour qu’on puisse juger qu’ils donnent une nouvelle figure à l’Armée. À les observer, on appréciera la légèreté de ceux qui ne veulent voir dans les complots militaires que les échos attardés du boulangisme [mouvement politique de la droite patriote française à la fin du XIXe siècle], ou les signes d’une sud‑américanisation de la France. Il s’agit de toute autre chose. Si l’Armée fait peser une sérieuse menace sur le régime, ce n’est pas en tant que force purement réactionnaire, mais en raison même de son évolution, d’une certaine démocratisation qui change le statut du soldat de métier, d’une adaptation à une fonction d’encadrement des masses qu’une crise sociale grave peut rendre nécessaire; […] parce qu’elle suscite une légion de commissaires politiques, dont l’action, aujourd’hui limitée à l’Algérie, tend à se prolonger et à s’épanouir dans le cadre de la métropole.
Dans cette perspective, les contradictions de l’Armée n’en sont pas moins sensibles; car dire qu’elle porte en elle une dynamique sociale n’implique pas que celle‑ci doive se développer jusque dans ses conséquences extrêmes. D’une part, le rôle croissant pris par l’armée est lié au combat qu’elle mène pour défendre les intérêts des colons; entre les ultras et les officiers activistes d’Alger, il y a souvent une véritable osmose. Plus profondément, les avantages matériels dont jouissent les officiers en Algérie ont pour effet de leur faire partager le statut privilégié des français et épouser leurs aspirations; mais une nette discordance s’introduit du fait que ceux qui ont la tâche de combattre et d’ administrer sont beaucoup plus sensibles à l’exigence de réformes qui attachent les musulmans au régime français. En bref, le concept d’intégration a, à leurs yeux, un contenu réel, encore qu’il soit indéterminé, tandis qu’aux yeux des colons toute concession dans un sens démocratique signifie une détérioration de leurs positions.
L’Armée est donc tiraillée par des besoins divers, puisant sa force dans le soutien de la population française d’Algérie, acquérant grâce à elle une autonomie croissante vis‑à‑vis du pouvoir d’État, mais ne pouvant donner à sa domination un avenir durable qu’en transformant la situation économique dans laquelle se trouvent les musulmans. Attitudes plus ou moins suggérées selon les activités que mènent les militaires, combattant dans les djebels, ou planqués dans des bureaux à Alger, et qui, au demeurant n’excluent ni l’une ni l’autre l’activisme politique.
D’autre part, les puissants motifs d’hostilité au gaullisme ne sont pas seuls déterminants. De Gaulle apparait, sans doute, comme celui qui a repris le rôle autrefois tenu par les hommes des partis politiques portés au pouvoir par le parlement; il tend à limiter les prérogatives des militaires et y parvient mieux qu’autrefois; il impose avec la formule de l’autodétermination un programme que l’armée ne peut faire sien (comment mènerait‑elle une guerre sans merci à seule fin de permettre à la population musulmane de choisir librement son destin ?). Mais De Gaulle incarne néanmoins un exécutif fort, qui doit son existence à l’action de l’Armée en mai 1958 et qui, aussi bien face à l’opinion métropolitaine que face à l’opinion internationale, en dépit de l’expression idéologique qu’il se donne, assure la poursuite de la guerre. Dans de telles conditions, les hésitations, les oscillations des chefs militaires, à la fois complices à des degrés divers dès qu’il s’agit de faire pression sur le gouvernement pour en enrayer tout progrès vers la paix, mais divisés aussitôt qu’il s’agirait de se lier entièrement à la politique ultra et de s’emparer du pouvoir en France, sont un signe des contradictions profondes de l’Armée, non seulement de sa situation particulière en regard des organisations et des classes dans la métropole, mais de sa propre incertitude sur la fonction nouvelle qu’elle exerce et l’avenir qui lui est réservé: variante d’un franquisme ou d’un « national‑socialisme » sous l’égide de la bureaucratie gaulliste.
[L’auteur analyse les chances d’une modernisation gaulliste de la société française…]. Si, au contraire, l’autorité de l’État est de plus en plus contestée par les militaires et par les colons, si l’enrôlement des jeunes dans l’armée d’Algérie apparaît comme devant être indéfiniment prolongé, les difficultés seront ressenties comme un signe de l’incompétence et de la faiblesse des dirigeants, et l’on verra alors cette situation paradoxale: une masse de petites gens aveuglées par leurs intérêts immédiats au point de soutenir l’action des partisans de la guerre d’Algérie que le pouvoir aura été incapable de mettre à la raison. […]
De Gaulle tend à incarner réellement, dans le même temps, les traits d’une dictature rétrograde et d’une dictature progressiste (dans le cadre de la société capitaliste), sans jamais assumer entièrement l’un des deux rôles. Cette position exceptionnelle donne à sa personne une autorité exceptionnelle, comme en témoigne sa popularité. Il joue des antagonismes divers en cherchant à annuler les résistances l’une par l’autre. Mais à l’envers de ce pouvoir, on perçoit la faiblesse d’un personnage qui n’est soutenu par aucune force sociale organisée et qui est contraint de donner le change à son public aux multiples facettes. Il promet la paix au bon peuple, la guerre aux militaires, la grandeur française au petit bourgeois, la planification aux technocrates, la rationalisation de l’agriculture aux industriels et la défense de la légalité républicaine à la gauche: bavardage incessant et constamment équivoque mais symbolique car la comédie personnelle exprime très profondément l’imbroglio social. Comment croire qu’il suffise d’exprimer les contradictions pour les dénouer?
À la différence du régime précédent, et parce qu’il est issu de sa crise, le régime gaulliste est lié à une politique de mouvement, s’il piétine, chaque dynamique sociale s’en trouve relancée et le pouvoir est à la merci d’un événement, de plus grande dimension que les précédents, qui cristallise les oppositions. Or, aujourd’hui comme hier, la pierre de touche de cette politique reste l’affaire algérienne. De Gaulle, dont chacun attend une solution, ne réussit qu’à effectuer une danse sur place, qui, si elle durait, n’envoûterait bientôt plus personne. Bien qu’il soit toujours dangereux de prévoir l’avenir en termes d’alternative, on se risquera à dire que, si la paix n’est pas faite dans un délai relativement court (et il n’y a qu’une négociation qui puisse la rétablir), le régime ne résistera pas.