Torture et guerres civiles: livre, film, théâtre
Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable,Claude Juin, Robert Laffont, Le monde comme il va, 2012, 364 p.
Sur ce sujet, les analyses disponibles sont nombreuses. Les « appelés » ont participé à une guerre de guerilla pour laquelle ils n’avaient aucune préparation. Sur les multiples violences dont ils ont été témoins muets, mais aussi à des degrés divers complices ou acteurs, Juin nous donne un ensemble de témoignages, de réflexions, de documents, dont l’originalité est d’insister sur le caractère inéluctable de ces participations, pour de jeunes hommes que tout préparait à considérer que les « indigènes » ne pouvaient être qu’inférieurs. Le fait même que ces soldats appartenaient à un pays démocratique fondait leur légitimité dans ce combat, avec en contre partie l’impossibilité morale de dire ce qu’ils avaient vu ou fait, puisque l’armée française était sensée ne pas faire une guerre, mais une pacification. Le consensus très large dans la société française sur cette « pacification » a rendu impossible, de décennies en décennies, tout témoignage sur ces violences. Seule une minorité a pu, à l’époque des faits rarement, puis au cour du temps, dire ce qu’elle savait et qui restait une blessure morale indicible.
Cette présence lancinante de la torture dans la mémoire occultée de la société française se retrouve dans L’équipier (2004) film de Philippe Lioret, où le « secret de famille » fait remonter le souvenir de l’étrange amitié entre le marin breton et le mutilé de la guerre d’Algérie, mutilé moral plus encore que physique, dont la mutilation est liée à la torture, infligée et subie.
De façon comparable, la pièce de Madani raconte aussi ce « secret de famille
», dans JE MARCHE DANS LA NUIT PAR UN CHEMIN MAUVAIS (Ahmed Madani, texte et mise en scène, livre disponible, Editions Actes Sud-Papiers)
Suite à une violente dispute avec son père, Gus part pour trois mois chez son grand-père qui vit à la campagne. Deux mondes. Deux blocs. Trois générations. Qui tombera sous la coupe de l’autre ? Mais bientôt l’aïeul, Pierre, retrouve son passé dans les traits du jeune homme. Pierre a eu vingt ans en Algérie, pendant la guerre, et cache un lourd secret : sur fond d’Histoire, l’accès à la tendresse d’un homme à la mémoire blessée et de son petit-fils qui découvre auprès de lui son inscription dans une lignée, et sa place dans le Temps. Avec drôlerie, tendresse et gravité, Gus et Pierre s’engagent dans une relation qui dépasse leur destin propre, et c’est sous l’angle de la relation intime entre gens simples qu’est évoqué le mouvement d’une histoire qui, cinquante ans après, peine encore à se dire ou tend à s’oublier. L’auteur, né en Algérie, se situe dans l’âge intermédiaire, celui des pères, et l’on entend, vive et sensible, cette question : pourquoi le chemin entre mémoire et espoir – qui, par la parole, relie les générations – se révèle-t-il si périlleux ? [publicité du spectacle].
Ce 15 mars 2014, dans cette salle pleine, à la Cartoucherie de Vincennes, cent spectateurs s’entassent, dont une trentaine de membres de Coup de soleil. Beaucoup d’émotion bien sûr, mais, au delà, on retrouve ce qui noue en une seule société Algérie et France, deux générations après la guerre civile : la peur au quotidien qui a séparé aussi bien ceux qui subissaient la guerre (tout le monde) que ceux qui la faisaient.
A la fin du spectacle, Ahmed Madani nous conte comment vers 1992 celui qui lui a enseigné le théâtre lui a raconté sa participation à la guerre d’Algérie. C’est vingt ans plus tard qu’il a conçu le projet de cette pièce : en résidence en Bretagne, il a réussi à réunir et à faire parler de cette guerre un petit groupe d’ « anciens », qui comme tant d’autres, étaient jusque là restés muets sur « leur guerre ». Ainsi est né le personnage de Pierre. Puis Madani a tiré de sa propre génération le personnage de Lakhdar et de celle de son fils le personnage de Gus.
La torture est certes indissociable du « renseignement ». Mais en guerre civile, l’ennemi est trop proche pour être traité en égal : c’est mon double, donc il ne peut qu’être inférieur, donc j’ai le devoir et le droit de l’humilier. D’où la torture et sa forme ultime, le viol. Ainsi sont nées les atrocités d’Algérie, d’Afrique du Sud, d’Irlande et d’ailleurs.