« MOI, SOLDAT ALGERIEN DE LA GUERRE 14,18 » de Kader Ferchiche (Alger, APEC, 2018, roman)
Il n’est pas inutile de préciser que ce livre est un roman car il pourrait aussi être l’œuvre authentique d’un Algérien ayant servi comme supplétif pendant la Première guerre mondiale. On sait qu’ils ont été nombreux et qu’on en parle de plus en plus, ce qui est bien la moindre des choses. Ici il semble que l’auteur Kader Ferchiche ait choisi d’aborder ce fait historique par le biais de la fiction, mais on se rend vite compte qu’il ne s’en appuie pas moins sur une forte documentation. D’autant plus que s’il y a un moment privilégié et relativement ponctuel dans le récit (1918-19, il permet aussi au romancier de tracer des perspectives dans la longue durée, pas moins d’un siècle jusqu’à aujourd’hui.
Le héros principal de cette histoire, l’Algérien Sassi Boutaleb, a en effet été réquisitionné pour aller faire la guerre des Français contre les Allemands, et il en est revenu gravement blessé, d’une manière irrémédiable, en sorte qu’il sait très bien que ses mois sont comptés. Et en effet il disparaît dans l’année qui suit son retour en Algérie après la fin de la guerre. C’est justement parce qu’il le sait et qu’il s’y attend qu’il veut laisser derrière lui un écrit pour dire son opinion sur cette guerre qui lui a été imposée et aussi, plus globalement, sur cette condition d’indigène qui aura été la sienne pendant toute sa vie. Il a ainsi rédigé un livre d’une centaine de pages mais n’a pas réussi à le faire publier de son vivant. C’est pourquoi il implore finalement toute personne qui trouvera un jour cet écrit d’essayer de le faire connaître, de toutes ses forces, le meilleur moyen étant bien sûr d’obtenir sa publication.
Or par la grâce du romancier, le vœu de Sassi Boutaleb sera en effet exaucé, et la personne qui va se charger de faire publier son récit par un éditeur de sa connaissance est une jeune femme d’aujourd’hui qui se trouve être l’arrière-arrière petite fille du soldat algérien dont elle découvre un jour par hasard le manuscrit. La jeune femme s’appelle Valentina Montini, elle avait une vague idée de l’existence de cet aïeul algérien mais n’en a pas moins tout à découvrir de ce qu’il a été et de ce qu’il évoque dans son témoignage.
Kader Ferchiche décrit de façon assez convaincante ce qui se passe pour son héroïne Valentina qui, malgré le siècle et tout ce qui les sépare, est la digne héritière de Sassi. Valentina est gagnée progressivement par une sorte de contagion qui émane de cet écrit qu’elle a trouvé et dont elle se sent responsable. Ce phénomène n’est pas seulement affectif ou irrationnel, il est au contraire nourri par un immense travail de recherche qu’elle entreprend pour reconstituer l’histoire de l’Algérie coloniale et situer les différentes générations qui composent sa famille, très hétéroclite, dans ce contexte. Valentina qui n’avait écrit jusqu’alors que des œuvres de divertissement, pour enfants ou adolescents, comprend peu à peu l’importance et le poids que peut avoir l’écriture et son rôle au service de la vérité, surtout dans un contexte où celle-ci a été systématiquement occultée.
L’effet produit par le récit de Sassi Boutaleb s’explique par son rôle de dévoilement mais celui-ci doit son efficacité au ton très remarquable de l’indigène et du soldat, les deux termes par lesquels il se définit. Le mot « indigène » recouvre toutes les injustices et les indignités dont un homme comme lui a souffert, et il permet de les transformer par l’écriture en un cri d’indignation—c’est lui-même qui fait un rapprochement significatif entre ces mots-clefs :
« Comme Sassi Boutaleb, Valentina Montini maintiendra autant qu’elle le pourra « indigène » dans lequel il y a les lettres pour « indigné ». Ou tout simplement « indignes », comme ceux qui avaient réduits les habitants à ne plus être que l’ombre d’eux-mêmes. »
On comprend par un exemple comme celui-ci la force de l’écriture de Kader Ferchiche, en dépit du fait que son usage des mots français est parfois très approximatif (mais peut-être même à cause de cela). Il est porté par un lyrisme qui est celui d’une douleur irrémédiable, puisqu’en effet la mort prochaine de son personnage ne laisse à celui-ci aucune chance d’apaiser un jour la violence de tout ce qu’il a eu à éprouver. Ses cris de révolte sont poignants—d’autant plus que le récit de Sassi Boutaleb est évidemment écrit à la première personne.
En revanche tout ce qui concerne Valentina constitue une narration à la troisième personne, et les deux tons alternent. Tout porte à croire que Kader Ferchiche se sent à la fois l’un et l’autre de ses deux personnages, avec cependant, d’un point de vue biographique, plus de points communs avec Valentina puisqu’ils sont l’un et l’autre des romanciers, qui veulent ne rien perdre de ce que leur permet cet état, et en même temps sont personnellement passionnés par l’Histoire, et mus par la volonté de la mettre en perspective, au moins dans le moyen terme que représente un siècle environ de son déroulement.
Valentina réagit à la fois par rapport à l’histoire de la France et par rapport à celle de l’Algérie, même lorsque les deux sont relativement séparées. Dans les deux domaines, ses réflexions, c’es-à-dire celles de Kader Ferchiche, sont parfois bien intéressantes. Elle n’a pas de peine à montrer les contradictions de la politique française qui aboutit à l’effroyable et injustifiable guerre de 1914-18. On sait en effet que la Troisième république, depuis 1870 et jusqu’en 1914, n’a pas cessé de revendiquer la liberté pour l’Alsace-Lorraine écrasée par l’occupation allemande, alors que dans le même temps elle imposait sa propre occupation et sa propre oppression aux Algériens qu’elle privait de leur liberté !
L’intérêt de la construction romanesque adoptée par Kader Ferchiche, qui tantôt retourne vers la fin de la guerre et la période 1918-19 et tantôt nous permet de suivre les réflexions actuelles de sa jeune héroïne, est qu’il peut ainsi tracer des perspectives qui donnent sens aux événements. Pour lui, la guerre d’indépendance de l’Algérie, qu’il appelle la guerre anticoloniale, est en lien direct avec la Première guerre mondiale dont quarante ans la séparent. Tout le sens de son livre est justement d’établir avec précision les liens entre les deux.
Denise Brahimi
(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 29 de décembre 2018)