« LES DERACINES DE CHERCHELL » de Kamel Kateb, Nacer Melhani, M’hamed Rebah
Camps de regroupement dans la guerre d’Algérie (1954-1962) (INED Editions 2018)
La pratique généralisée du regroupement des populations des campagnes algériennes en camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie a touché plus de 2 millions de personnes, chiffre qui, ajouté à celui de différentes formes de déplacements porte à 40% le nombre d’Algériens ayant dû quitter leur lieu de résidence. Pour autant, malgré l’ampleur du phénomène, il n’a pas suscité jusqu’à une époque récente la production de beaucoup d’œuvres, écrites ou cinématographiques. Il y a, bien sûr la base d’observation remarquable fournie par le rapport Rocard (1959), repris et réétudié par Sylvie Thénault en 2003 (Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie), et la thèse de sociologie fondatrice de Michel Cornaton (Les regroupements de la décolonisation en Algérie, 1967 Editions ouvrières, réédité chez l’Harmattan en 1998). Puis on observe un long silence, qui est en train de se briser. Citons entre autre la thèse de Fabien Sacriste en 2014, le livre de Slimane Zeghidour « Sors la route t’attend », le film « Sur les traces des camps de regroupement » de Saïd Oulmi, prochainement le film de Dorothée Kellou, la traduction en français du livre « Architecture of conterrevolution. The French army in northern Algeria, de Samia Henni. Matière, nous l’espérons à une manifestation à organiser en 2019…
Le livre qui fait l’objet du présent article s’ajoute à cette résurgence remarquable. Il traite, sur la base du recueil de témoignages, de l’impact que l’implantation de 13 centres de regroupement dans l’arrondissement de Cherchell. Fruit d’une coopération entre chercheurs algériens et français, il apporte un éclairage précieux sur le bouleversement qu’a apportés cette politique de déplacement de populations dans un territoire de 72458 habitants, où 21996 personnes (provenant d’un secteur de montagne de 37938 habitants !)) ont été « regroupées ». L’ouvrage synthétise en effet des éléments historiques, des données d’archives, des apports de géographie sociale, rappelle les données principales de la politique de regroupement, et les confronte à des récits de vie de personnes regroupées, et quelques témoignages de militaires, malheureusement qui n’ont pas été actifs dans ces camps mais dans d’autres régions. Autre élément intéressant, ce livre nous fait vivre un « avant », un pendant » et un « après », permettant de mieux mesurer la transformation provoquée par ce déplacement dans la structure d’un territoire, comme dans la vie de personnes et de familles. Deux de ces camps, Messelmoun et Bouzerou (Bouhriz aujourd’hui) ont subsisté et sont aujourd’hui des agglomérations (une commune, même, dans le cas de Messelmoun).
Les populations berbérophones du massif séparant la plaine du Haut Chéliff de la plaine côtière vivaient dans un habitat dispersé, fait de petits hameaux. La vie traditionnelle conservatrice, maraboutique, reposait sur l’entraide (la Touiza). L’autoconstruction était la règle, comme les pratiques agraires ancestrales. L’accès à l’école, coranique et a fortiori européenne, et à la médecine était quasi inexistant. Les structures tribales anciennes, avec notamment l’accès à des terres communautaires, ont disparu après les différentes révoltes du 19ème siècle, la mise sous séquestre de terres. Les populations qui seront concernées par ces déplacements vivent en autosubsistance, sans aucun élément de confort « moderne » (accès à l’eau, à l’électricité…).
Lorsque les premiers maquis se créent dans le secteur, l’évacuation de ses populations est entreprise avec une brutalité que soulignent tous les témoins. Ces familles souvent sans les hommes jeunes, restés cachés dans les forêts, se retrouvent dans des conditions sommaires et une promiscuité nouvelles pour elles, dans des camps à peine aménagés. Des témoignages relatent la mendicité à laquelle les enfants étaient contraints pour obtenir de la nourriture. Ceci confirme le constat fait par le rapport Rocard et différents documents produits par les inspections mises en place à sa suite. Cette stratégie sensée séparer les populations des maquis du FLN s’est très vite avérée stérile. « Les conditions de vie se sont détériorées pour la majorité des regroupés et la misère individuelle de certains est devenue une misère collective, rendant contre-productive la stratégie élaborée ». Par ailleurs, la coupure avec les moudjahidin s’avère peu efficace, selon divers témoignages.
Viendront après 1959 des démarches très médiatisées prétendant faire de ces camps des « villages nouveaux ». Les effets de cette nouvelle approche seront peu sensibles, aux yeux des témoins interrogés dans ce livre.
L’ouvrage relate le vécu des déplacés vu de différents points de vue, les femmes, les enfants…
Pour les femmes, leur rôle essentiel dans le mode de vie traditionnel, qui s’est encore affirmé dans l’aide logistique apportée aux maquis, se détériore, dans les camps, se restreignant au domestique. Pire, quelques témoignages mentionnent des cas de viols, de la part de militaires ou de harkis, notamment quand elles sont sans hommes pour les protéger.
Les enfants, eux, ont pu bénéficier d’un meilleur accès à la scolarisation. « Les CRP ont créé les conditions d’une scolarisation d’un grand nombre d’enfants qui, du fait de la dispersion de l’habitat et de l’éloignement des agglomérations dotées d’écoles, n’auraient, sinon, jamais eu accès à l’instruction ». Néanmoins cela n’aurait concerné que 39% des garçons et 26,9% des filles, en 1960.
Les camps dépendent à la fois de SAS et de la hiérarchie militaire, ce qui rend leur gestion parfois confuse.
A la fin de la guerre, des manifestations nationalistes auront lieu dans plusieurs des camps, montrant la diffusion du sentiment national, et l’échec de la politique d’éloignement comme de celle de l’offre de services dans ces camps. Des archives confirment ce fait en particulier dans les camps de la côte (Novi, Messelmoun, Bouzerou…), à la différence des camps de montagne s’apparentant plus à des « resserrement », selon les classifications administratives. Dans ces derniers, la propagande nationaliste pénétrait moins.
Lorsque la guerre s’achève, les nouvelles autorités incitent les populations à retourner dans leurs villages. Certaines le font, mais se trouvent confrontées à la destruction de leurs maisons, à des terres redevenues incultes. Le plus grand nombre semble avoir été définitivement déraciné, et de nouvelles trajectoires de vie en découlent, avec l’accès à des emplois salariés, quelquefois à l’éducation, la formation professionnelle. C’est ainsi une grande partie de la population qui abandonne son mode de vie rural antérieur et les territoires où elle vivait.
Les témoins mentionnent aussi que même pour les familles s’étant réimplantées dans leurs espaces de montagne, la décennie noire les a une nouvelle fois très souvent fait rejoindre des zones plus denses où leur sécurité leur est apparue meilleure.
Ce territoire est probablement assez représentatif de ce qui s’est passé dans de nombreuses régions d’Algérie, où il a été violemment mis fin à un mode de vie rural certes frugal, mais encore ancré dans des traditions sociales, culturelles et familiales. Le déplacement a été un bouleversement dans les modes de vie, à tous les sens du terme, avec tous les traumatismes qui l’accompagnent, mais aussi les nombreux cas de résilience individuelle ou familiale qui peuvent aussi en résulter.
Le livre se termine par plusieurs portraits de témoins et de leurs trajectoires de vie, souvent dramatiques, mais aussi riches en réussites, petites ou grandes.
Ce beau travail sur la transformation forcée d’un territoire et de ses habitants devrait donner exemple à d’autres recherches dans d’autres régions. Il y a là des clés de compréhension des transformations radicales qu’ont connues l’Algérie et les Algériens à l’occasion de la guerre et des méthodes mises en œuvre pour la mener, mais aussi dans les années qui ont suivi, tout aussi bouleversantes, pour d’autres raisons.
Michel Wilson
Note complémentaire: Je me suis aussi intéressé voici quelques années aux camps de regroupement dans une note de synthèse « pour géographes » dans une revue que ne fréquentent ni les historiens ni les passionnés du Maghreb, Cybergéo, « Populations rurales algériennes : encadrement socio-administratif et émigration (Autour des camps de regroupement de la guerre d’Algérie) », en souvenir d’André Prenant.
Claude Bataillon (https://journals.openedition.org/cybergeo/25580)
(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 29 de décembre 2018)