Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, éditions La découverte, 2018, 274 p de Karima Lazali
Lecture de Pascale Hassoun( psychanalyste, Paris)
Je suis impressionnée par la capacité de Karima Lazali à parler, creuser, analyser, synthétiser, chercher, revenir, insister, pour que nous ne soyons pas tentés de vite vite remettre le couvercle sur ce qu’elle dénonce. Je ressens ce livre comme un acte majeur, psychanalytique, politique, et humain. Un acte contre la tentation d’ignorance !!!.
Karima Lazali psychologue clinicienne et psychanalyste exerce à Paris et à Alger. Dans sa pratique en Algérie elle rencontre des résistances chez ses patients. N’aurait-il pas été plus simple pour elle de trouver la réponse du coté de la différence culturelle ? Karima Lazali ne se satisfait pas de cette réponse. « Loin de tout culturalisme, la question se pose donc de savoir ce qu’un psychanalyste véhicule du politique sous jacent à sa pratique. »[1] Elle fait l’hypothèse que les blocages chez ses patients, le contournement de leur position désirante, va plus loin qu’une problématique personnelle. Certes chacun a la responsabilité de ses actes, oui, mais jusqu’où ? De quoi plus vaste, plus profond, plus pervers, plus insidieux, ceux-ci sont-ils marqués ? « Comment analyser ce trait d’une révolution confisquée de l’intime ? Et que masque ce goût mélancolique de la plainte ?»[2] Soutenue par les travaux de Franz Fanon et par les textes d’amis écrivains algériens, elle s’aventure dans le questionnement de l’histoire de l’Algérie, sa partie immergée, une sorte de non histoire, une histoire sans origine, et sa partie émergée, celle qui commencerait avec la colonisation et se continuerait par la lutte pour l’indépendance jusqu’à sa réalité actuelle, sans omettre la « guerre intérieure » des années 90.
L’auteure fait un retour sur le passé/passif de la colonisation qui fait froid dans le dos… Elle insiste particulièrement sur la puissance du dispositif « Langue, Religion, et Politique » et la superposition du colonial et du nationalisme, qui en arrivent à réduire totalement le pluralisme. Karima Lazali remarque que « La question du colonial travaille les discours par des blancs de la pensée et de la parole qui, le plus souvent, passent par des actes hors discours.»[3] Il s’agit « d’une histoire figée et donc privée d’épaisseur. Tout serait mis en place en Algérie comme en France pour assurer la persistance d’un impensé... L’histoire est amputée et les sujets sont interdits de visiter les recoins de leurs histoires familiales, souvent complexes, pleines de nuances et de subtilité. »
Tel est le cœur du livre : la chasse à l’impensé. Le désir de dégager la place folle de cet impensé.
L’auteure suit pas à pas le déroulement des différentes « époques » de l’Algérie. Elle les développe et fait ensuite la lecture de leurs conséquences cliniques : Ainsi, après avoir montré comment la colonisation – elle parle d’effraction coloniale- avait exclu « l’indigène » de son histoire, l’atteignant dans ses langues et dans ses références anthropologiques organisant les rapports du mort et du vivant, elle fait ressortir leurs effets sur le sujet : « le processus d’expulsion de soi sur la durée ( elle insiste sur cette dimension) par la fragmentation du sentiment d’appartenance à la civilisation de l’humain provoque une fragmentation du vivant. »[4] Elle poursuit sur le processus d’intériorisation : le sujet intériorise ce par quoi il a été maltraité, il l’intériorise au point de le faire sien, d’en faire une part de lui-même. « Une fabrique du double interne traque et tue l’autre du même. Le subjectif devient le lieu d’une guerre intérieure, dont l’enjeu réside dans la destruction de la part irrémédiablement hétérogène du soi. Il y a dans cette lutte à mort des deux parts psychiques un goût ravageant de mélancolie…Le politique n’a fait que reprendre à son insu le maintien et la prolongation de cette chair atteinte de l’altérité. »[5]Alors la honte devient une dimension première de l’identité. Et, écrit-elle, « ceux qui survivent sont prisonniers d’une douleur corporelle ( et non pas psychique) ». « La destruction est si grande que le processus psychique ne suffit plus. La mutilation
intérieure est immense, c’est alors le réel du corps qui prend le relais de la psyché… L’état de terreur apparaît lorsque la terreur est identique dedans et dehors. Il s’agit d’une terreur qui est aussi d’emblée une terreur d’État, au sens politique. »[6] Cette souffrance est donc leur bien lorsque en face de soi il ne reste que la disparition. Ce qui permet de comprendre que la censure qui fait autant souffrir, qui limite la personne, soit souvent intégrée à soi-même et peut devenir comme une sorte de limite protectrice face au spectral. Car, nous touchons là au centre du livre, le cauchemar est celui de la disparition, les morts non nommés, non enterrés, les tueries non reconnues. Les blancs de l’histoire : des parties entières sont effacées. Les évènements sont camouflés, la mémoire devient errante, immémorielle. Les discours sont mensonges. Les institutions qui devraient être les garantes de la justice et de la Loi sont elles-mêmes atteintes du même mal. A qui se fier ? Que devient le statut de la parole ? Quelle parole est encore crédible ? Vers qui se tourner ? Peut-on encore espérer ? Comment fait-on pour vivre lorsque les actes meurtriers sont annulés ou fictivement reconnus ? La solution proposée par le politique, celle du recours au religieux, n’est-elle pas la collusion extrême qui clôt toute permission de libre pensée ? La pluralité vivante devient pourchassée. Quelle voix reste-t-il ?
Karima Lazali nous fait alors entendre la voix d’écrivains, je dirai leur voix épique, leur chant, chant de douleur, leur cri, leur poésie pour tenter de transformer, tel est le sens de poétique : ce qui donne une autre forme. Le terrible réel peut alors être repris dans le tissu humain. Le passage en écriture en sauvera plus d’un et sera pour l’auteure une possibilité de faire entendre ce passage du politique au subjectif, c’est à dire l’effet du politique sur le sujet.
Vient un chapitre capital sur la question de la légitimité et ses conséquences terrifiantes sous la forme d’un fraternel qui n’a pu s’inscrire et qui laisse toute la place au fratricide. Question complexe car, comme le fait remarquer l’auteure, le fratricide est à l’orée de nombreuses civilisations et l’Algérie avec son héros Jugurtha ne déroge pas à la règle.
Elle interroge, c’est son souci, les conditions de possibilité d’une véritable indépendance, quelle soit politique, collective ou individuelle. Le lecteur trouvera un dernier chapitre sur la liberté ou plutôt les libertés qui s’origine du questionnement de Fanon mais devient la question personnelle de l’auteur, la raison de son formidable travail.
« De l’intraitable est en jeu, au sens premier du terme, traiter c’est prendre soin et examiner. »[7]On l’aura compris : ce livre exceptionnel est un livre dense qui soigne parce qu’il cherche. Il déplie l’histoire, l’interroge, met des mots sur l’impensable, sur les émotions, donne à penser. Il se penche sur les silences, sur les douleurs, sur les terreurs sans nom au-delà du trauma. Il cherche à les nommer, à les faire rentrer dans la langue, à leur rendre leur histoire et leur vie.
Traiter, prendre soin et examiner, tel est ce que Karima Lazali nous donne avec ce livre.
(texte publié en partenariat avec la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire-)
[1] P.7
[2] P.7
[3] P.10
[4] P.59
[5] 139
[6] 207
[7] P.11
(Marc)