« SEXE ET MENSONGES », de Leila Slimani éd. des Arènes, 2017
Il se peut que le titre de ce livre rappelle à certains cinéphiles celui d’un film de Steven Soderbergh, Sexe, mensonges et vidéo (1989), dont le personnage principal enregistrait en vidéo des confidences de femmes (parfois très crues) sur leur vie sexuelle. Cependant le livre de Leïla Slimani est entièrement consacré à la situation dans son pays le Maroc comme l’indique bien son sous-titre : « La vie sexuelle au Maroc ». C’est un livre essentiellement constitué par une quinzaine de témoignages, presque tous de femmes, qui souvent sont venues spontanément se raconter à l’auteure, tant il est vrai que le besoin de parole est considérable, chez des femmes qui non sans raison se considèrent comme des victimes et se sentent menacées d’étouffement. Ces témoignages renvoient à une situation qui fondamentalement est toujours la même, mais les personnages dont parle Leïla Slimani bénéficient du fait qu’étant romancière elle parvient à leur donner même brièvement une personnalité, souvent attachante ; et il est vrai qu’on résiste difficilement en tant que lecteur ou lectrice, au pathétique de certaines situations évoquées, bien que le but du livre soit d’abord de montrer et d’expliquer, quitte à chacun et à chacune de savoir s’il est attendri ou indigné.
Leïla Slimani n’hésite pas à encadrer les confidences qu’elle a recueillies de commentaires riches et abondants, mais elle ne se prend pas pour une théoricienne et ne se met pas dans la posture d’une intellectuelle ; et elle ne convoque pas non plus, comme le faisait Assia Djebar à son époque, les devoirs de la « sororité ». En fait, elle se situe explicitement dans la suite de cette Marocaine malheureusement décédée (en novembre 2015 à Rabat) qu’elle considère comme sa grande ancêtre, Fatima Mernissi, sociologue de formation et féministe déclarée.
Féministe, Leïla Slimani l’est certainement mais au sens où elle s’attache principalement aux victimes des attitudes déplorables qu’on trouve dans la société marocaine à l’égard de toute sexualité. Les groupes marginaux, tels que les homosexuels et les prostituées, sont les plus violemment ostracisés et il n’est pas étonnant que Leïla Slimani soit très liée à un autre écrivain marocain Abdellah Taïa, le premier à avoir ouvertement déclaré dans la presse marocaine son homosexualité (En juin 2007, il fait la couverture du magazine marocain Tel Quel sous le titre : « Homosexuel, envers et contre tous »).
Cet acte courageux convient particulièrement au propos que se donne l’auteure de Sexe et mensonges, qui est de dénoncer l’hypocrisie régnante dans la société marocaine, qu’on peut tout à fait résumer en reprenant ses propres mots : « Au Maroc, gouvernants, parents, professeurs, tiennent le même discours : Faites ce que vous voulez, mais faites-le en cachette. »
Et si elle convoque en premier lieu les gouvernants, c’est parce que les lois elles-mêmes, très répressives, définissent en apparence une société où toute espèce de relation sexuelle hors mariage est absolument prohibée.
Naturellement, on a plusieurs fois l’occasion de constater dans le livre que lesdites relations sexuelles sont en fait extrêmement répandues mais dans des conditions que l’auteure et bien d’autres avec elles désormais, jugent inacceptables. La seule solution est de se cacher mais ce n’est pas facile et pour beaucoup de femmes, un rapport sexuel dans des conditions déplorables de clandestinité est tout à fait frustrant. Il est possible que certains hommes y trouvent la satisfaction d’un besoin immédiat, mais il semble bien qu’à cet égard, l’homme et la femme ne vivent pas la sexualité de la même façon, et que les femmes supportent mal de n’être qu’un objet permettant cette satisfaction. Cet état de fait entraîne d’ailleurs une des formes (par ailleurs extrêmement nombreuses !) de corruption qui existent dans le royaume puisqu’il suffit souvent ou parfois de glisser quelques billets dans la main du policier préposé à la surveillance des mœurs pour qu’il ferme les yeux sur le délit constaté.
La question économique revient de plus en plus fréquemment dans le livre au point que Leïla Slimani en arrive à penser et dit finalement clairement que l’accès à une sexualité virtuellement satisfaite est tout bonnement (si l’on peut dire ! ) une affaire d’argent : les riches s’en sortent très bien et on ne leur fera pas d’ennuis, les pauvres sont persécuté(e)s par des tracasseries dont sont par exemple systématiquement victimes les plus pauvres des prostituées, celles qui se font « payer en légumes » comme on dit semble-t-il au Maroc pour les désigner.
Leïla Slimani rejoint une forme particulière de féminisme en défendant un droit à la jouissance ou au plaisir sexuel pour les femmes qui pendant trop longtemps ont accepté en silence d’en être privées. Le grand mérite de son livre, et on espère que ce sera aussi un moyen de son efficacité, est qu’elle défend ce droit avec ce qu’on pourrait appeler beaucoup de naturel, comme une sorte d’évidence tranquille, qui n’implique aucune revendication hystérique ni ostentatoire. C’est peut-être pour cela que son livre apparaît comme caractéristique d’une nouvelle génération qui certes a encore beaucoup à faire. Mais il serait injuste de dire qu’il n’y a à cet égard au Maroc—pour s’en tenir à cet exemple—ni évolution ni progrès. L’existence même d’un livre comme Sexe et mensonges prouve que la parole se libère, non sans soubresauts évidemment et non sans risques pour ceux et celles qui y contribuent. Leïla Slimani évoque pour finir l’affaire Kamel Daoud et les accusations en tout genre ou venant de tout bord que celui-ci s’est attiré pour avoir osé parler de la misère sexuelle des Musulmans (ou de certains d’entre eux) : Le sexe est la plus grande misère dans le « monde d’Allah ».
Denise Brahimi
« PAROLES D’HONNEUR » Roman graphique de Leila Slimani et Laetitia Coryn, (Editions Les Arènes BD), 2017
Dès la sortie du livre « Sexe et mensonges » l’éditeur Les Arènes a proposé à l’auteur de l’adapter en roman graphique, ce qu’elle a accepté d’enthousiasme: « C’était l’occasion pour moi de raconter cette histoire comme une fiction, d’incarner mes personnages, mais aussi de donner à voir la beauté de ces femmes et de mon pays ».
Laetitia Coryn a accompagné Leila Slimani dans de nombreux entretiens, et sa palette apporte efficacement cette incarnation et la mise en espace évoquées par l’auteur. Auteure d’une « Histoire du sexe », beau succès de librairie, la dessinatrice s’est ingénié à illustrer les lieux des rencontres, à donner visages et mouvements, attitudes crédibles qui font mieux qu’accompagner le texte de Leila Slimani, mais le soutiennent et l’animent. Le choix du titre « paroles d’honneur » décrit bien deux des aspects qui traversent l’ouvrage: des mots et des paroles abondantes, cathartiques souvent, et cette notion mal digérée d’honneur, des familles, des maris, mais tellement peu des femmes elles-mêmes. On se prend de sympathie pour les nombreuses interlocutrices qui dialoguent avec l’auteure, pour plusieurs hommes aussi, dont certains avouent souffrir « de cette morale rétrograde et hypocrite ». La plupart se battent contre le carcan social qui les oppresse et formule l’espoir de voir progresser la situation dans leur pays.Entre autres choses, cela passera par des réformes juridiques comme par exemple l’article 490 du Code pénal qui punit d’un mois à un an d’emprisonnement « toutes personnes de sexes différents qui n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Base de bien des barrages à une vie libre et épanouie pour de nombreuses femmes.
Le combat auquel a choisi de participer Leila Slimani est crucial, et le choix d’une version graphique de ses dialogues peut efficacement y contribuer… Si du moins les marocain-e-s y ont accès.
Michel Wilson
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir)