Benjamin Stora, Les immigrés algériens en France, une histoire politique 1912- 1962, Paris, 2009, Hachette littérature[1]
Ce livre est centré sur la période 1945- 1962, mais il balaye depuis les années 1920 jusqu’aux années 1980, en nouant ensemble la politique française et la politique indépendantiste algérienne, avec l’événement social majeur représenté par l’installation en France des migrants en train de devenir (puis devenus…) algériens. Ces migrants restent dans les premières années intégrés dans les sociétés rurales maghrébines (mariages, envoi d’argent, retours saisonniers au pays), mais s’intègrent parallèlement aux sociétés urbaines de la France, surtout après 1962.
L’Etoile nord-africaine naît à Paris en 1926, au départ pour réaliser l’indépendance des trois pays d’Afrique du Nord et leur unité. En 1934 ce mouvement essaie de fédérer les leaders présents en France, c’est à dire les patrons des cafés – hôtels, contre l’encadrement administratif policier. Aussi contre la Mosquée qui se bâtit en 1926 à Paris avec la bénédiction de Moulay Youssef , sultan du Maroc, et du Bey de Tunis, Si Mohamed, tous deux sous protectorat français.
Les migrants dans la guerre
Après 1945, l’émigration reste fortement saisonnière, mais se généralise à l’ensemble de l’Algérie après avoir été kabyle, mais très vite, elle devient permanente. En 1952/ 53 on voit déjà croître le nombre de familles algériennes, 3500 / 5000, pour au total 200 000 Algériens, en énorme majorité venus en célibataires. [Parallèlement on recense au même moment à Paris 250 mariages mixtes célébrés par an dans les mairies. En 1951, en département de la Seine, on recense 411 cafés et hôtels tenus par des nord-africains ; ils sont 700 en 1954, localisés par ordre d’importance dans les 18e, 13e 11e, 5e, 15earrondissements ].
En 1958 250 000 travailleurs en France envoient à leurs familles en Algérie 50% d’une masse salariale annuelle évaluée à 120 milliards d’anciens francs. En 1961, pour 160 000 cotisants quelque 6 milliards[2] [soit 60 millions de nouveaux francs] prélevés en France, soit sans doute 40 milliards cumulés en 8 ans de guerre. Du côté du MNA, la collecte est entièrement versée vers l’organisation en France, alors que pour le FLN les collecteurs sont chargés d’assurer le transfert de 30 à 50% des sommes vers les douars et régions d’origine. En 1957 MNA et FLN font part égale dans le prélèvement en France. La montée des effectifs de cotisants, pour l’année 1960, ajoutée à la hausse des cotisations, compense largement les sommes récupérées par la police française.
A partir de 1958, la partie est progressivement gagnée par le FLN contre le MNA. Pour 1956/ 1961, la lutte FLN/ MNA en France fait quelque 3900 morts algériens, pendant que les victimes françaises sont quelque 200 en France (en majorité des « dégâts collatéraux » au cours de luttes entre Algériens et non pas opérations concertées visant des Français).
La petite élite représentée par les étudiants est bien sûr prise dans la lutte MNA/ FLN . En 1955, on compte 600 étudiants algériens en France, dont 250 à Paris. On peut penser que la guerre en Algérie incite les jeunes « indigènes » qui en ont les moyens à venir étudier en France où leur effectif augmente ; dans la lutte messalistes/ frontistes, ces derniers créent l’UGMA frontiste, puis celle-ci rompt avec l’UNEF, mise en demeure de choisir son camps. Mais le mot d’ordre de grève de 1956 fait passer l’effectif étudiant algérien de 2000 à 1300, la perte du statut d’étudiant privant certains de l’accès aux cités U et aux restau U ; la solidarité du bureau national de l’UNEF, loin de faire l’unanimité, est désavouée par en faculté de droit, aux Langues Orientales … En 1957-8, on compte 2100 étudiants algériens en France ; en 1960-61, 1000 en France, 1050 ailleurs en Europe (ce qui va avec le développement de l’action internationale du FLN). En 1962, parallèlement, on compte 2000 étudiants « algériens » à l’Université d’Alger [ils étaient quelque 500 « algériens » sur un total de 5000 étudiants en 1954].
En été 1961, les effectifs de la Fédération de France du FLN sont 124000 selon la police, 234000 selon le FLN (la divergence majeure des chiffres concerne la province, non pas Paris et sa banlieue : il s’agit sans doute d’une montée récente des adhésion en Province, pas encore « enregistrées » par la police). Cet encadrement est d’une extrême rigueur moralisante, imposée depuis l’Allemagne où résident les cadres de la Fédération, sans aucune démocratie interne. Les cotisants, eux, sont quelque 160000… c’est à dire potentiellement tous les foyers.
La « contre-société » créée par le FLN s’occupe d’hygiène, d’aide sociale (en particulier aux familles de prisonniers), de mariages, de litiges sur les fonds de commerce, les héritages. [Ainsi, en 1960, une directive du Front fixe le prix mensuel des loyers : 40 NF pour une chambre, 25 pour un lit (en chambre à deux ou quatre), 15 pour un lit en dortoir. Cette directive est sans doute mal respectée, puisqu’en 1954 le prix d’une chambre en garni est l’équivalent de 120 NF à Clichy, au moment ou le salaire de base d’un agent communal est de 300 NF]. Dans les litiges la charia s’applique (comme pour les tribunaux en Algérie, puisque les « musulmans » ont gardé le statut personnel). Les problèmes sont plus fréquents en France à mesure que les couples musulmans se multiplient. Le but du FLN est de contrecarrer les commissions sociales de l’Etat français, mais en s’appuyant en fait sur celui-ci (le Fond d’action sociale pour les travailleurs algériens gère depuis 1959 5 millions de NF de la sécu). On peut comparer cette somme avec les 60 millions récoltés par les cotisations FLN en 1961, dont une part sert aux « œuvres sociales » de celui-ci, comme l’aide aux familles des prisonniers.
Si l’état de droit qui règne en France (par rapport à l’Algérie en guerre) permet au mouvement indépendantiste de régner sur la population immigrée, celle-ci est cependant soumise à une répression intense. Des camps d’internement sont aménagés en France : en septembre 1959, 5900 algériens y résident pour des peines de prison et 5000 autres par assignation à résidence. L’Etat renonce à les faire travailler, sur intervention de Edmond Michelet, ministre de la justice. La charge financière et la saturation représentée par les internements font problème aux autorités françaises, mais plus encore le fait que les camps sont des « écoles de cadres » pour le FLN. On prévoit en 1959 1000 transferts de détenus vers l’Algérie avec assignation à résidence. La répression policière en France est montée ensuite en puissance : janvier 1961 la police a en fiches 27000 personnes, elle a procédé à 35000 arrestations depuis 1956 (avec des détentions de durée variable).
Fin 1959 on recrute en Algérie (et non en France où cela semble difficile) une Force de police auxiliaire de 350 harkis, intervenant surtout dans le 12e arrondissement de Paris et à la Goutte d’or (la plupart de ces harkis seront incorporés dans les gardiens de la paix en juillet 1962) : il en résulte une forte détérioration en France de l’image des « musulmans fidèles à la France ».
La manifestation du 17 octobre 1961 n’est que le moment maximal d’une extrême tension, surtout depuis juin : officiellement il y a 11500 arrestations (alors que la presse évalue les manifestants à 20 000). La Fédération de France évalue les victimes à 200 morts, mais il est possible que la moitié ait réussi à « s’évanouir » sans revenir à leur domicile. [ Ce seraient « pour tout l’automne », plus de 100 morts et disparus]. Le 19 octobre des manifs ont lieu dans 10 à 15 villes de province, puis en novembre 1500 manifestants appréhendés sont transférés en Algérie ; des manifs (de femmes en particulier) se poursuivent devant les prisons.
Après la guerre d’Algérie : de la migration algérienne politiquement encadrée à l’installation familiale maghrébine en France
Eté 1962, la tentative de Messali Hadj de reconstituer son parti, le PPA, avorte. La Fédération de France du FLN est majoritairement pour le Gouvernement provisoire de Benkhedda, les Benbellistes l’accusent d’imposer aux militants des consignes, proclament qu’un congrès national va avoir lieu, pendant que la popularité charismatique de Ben Bella monte, que des assassinats ciblés décapitent la Fédération de France, qui se tourne surtout vers Boudiaf et Aït Ahmed. 200 cadres arrivent d’Algérie en Septembre pour reprendre en main la Fédération, alors que les sympathisants français ex-porteurs de valises restés opposés à Ben Bella sont accusés d’ingérence dans les affaires algériennes. L’Etat algérien ré-encadre les émigrés dans une amicales des Algériens en Europe.
Les autorités françaises avaient prévu un retour partiel des migrants vers l’Algérie devenue indépendante. Or les incertitudes politiques et économiques de l’Algérie nouvelle provoquent un flux de nouveaux migrants de 50000 à l’automne 1962 : on atteint les 600 000 émigrés au printemps 1965. En 1973 Boumediene « suspend » officiellement l’émigration algérienne (car l’économie du pays est relancée par la hausse des prix du pétrole), en 1974 la France en fait autant, y compris pour les regroupements familiaux (mesure abolie en 1975)… mais les émigrés sont 884 000 en fin 1975. Chez les émigrés on constate un « mélange de francisation et d’attachement au pays », ces migrants sont essentiellement ouvriers installés de manière stable qui ne représentent plus du tout le « moyen de perpétuer au pays une condition paysanne ».
Rappelons que parallèlement sont arrivés en 1962 en France un million de pieds-noirs, plus quelque « 240 000 – harkis- citoyens français- assistés – nécessitant des mesures d’intégration en 1975 ».
Les besoins de main d’œuvre en France n’attirent pas que des Algériens : en 1974 les Marocains y sont 260 000, en 1982, 431000, dont une moitié de « permanents », le reste venant comme travailleurs temporaires ; en 1973, 142000 Tunisiens sont recensés en France, mais en fait si on inclut la population flottante, ils sont quelque 300 000 en 1978, avec le niveau de qualification le plus forte parmi les migrants maghrébins.
En 1981, la position officielle algérienne prône le retour au pays. En fait c’est une manière d’officialiser un phantasme présent surtout chez les hommes, surtout les vieux, mais refusé plus souvent par les femmes et les jeunes. La politique de retour des migrants au pays financée par la France a porté en fait sur 90000 foyers : 39% portugais, 25% espagnols, 8% tunisiens, 6% marocains, 4% algériens…. En 1974 a lieu la grande grève des loyers dans les foyers SONACOTRA : c’est le moment où la fermeture à l’immigration devient permanente en France (comme ailleurs en Europe), sans concertation avec les pays d’origine (on passe d’une immigration de 100000 par an vers 1970 à 10000 par an vers 1986). La population étrangère s’accroit pourtant indirectement, par 70 000 naissances provenant de deux parents étrangers, soit 11% des naissances de la population française.
Depuis la « fermeture » officielle, sans cesse plus rigoureuse, de la migration vers l’Europe, les flux réels n’ont jamais cessé, soit le flux des « sans papiers » régularisés souvent au bout de très longtemps, soit le flux officiellement accepté pour regroupement familial, pour faire des études, pour pratiquer certains métiers. Parallèlement la population migrante installée vieillit, demande et obtient souvent la nationalité française, mais surtout au sein des familles, les générations d’enfants, puis de petits enfants des migrants, sont français. Le brassage au sein de la population française s’opère en même temps plus encore par la multiplication des unions « mixtes », si bien que beaucoup de « maghrébins » n’ont qu’un ou deux grands parents nés au Maghreb. D’où le fait que les statistiques ci-dessous sont toujours des évaluations d’une population qui représente non pas un bloc, mais une infinité de nuances au sein de la société française.
Hommes et migrations, n° 1298, juillet- août 2012, « France Algérie, le temps du renouveau ». Cette revue publiée par la Cité nationale de l’histoire de l’immigrationnous donne des éléments récents :
En 1924 : 100 000 algériens en France et 200 000 au Moyen Orient
% d’émigrés (par rapport aux populations vivant dans les trois pays maghrébins)
Algérie | Maroc | Tunisie | |
1936 | 1,2 | 0,2 | 0 |
1950/55 | 2,5 | 0,1 | 0,1 |
1960/62 | 2,9 | 0,3 | 0,6 |
Vers 2000 | 2,6 | 4,6 | 3,5 |
Milliers d’émigrés vivant en 2005 selon le pays maghrébin d’origine
Pays destinataire | Algérie | Maroc | Tunisie |
France | 691 | 633 | 226 |
Royaume Uni | 16 | 20 | |
Canada | 32 | 39 | 7 |
Belgique | 20 | 162 | 10 |
Italie | 9 | 147 | 50 |
Espagne | 58 | 732 | |
USA | 12 | 82 |
Autre source, wikipedia : Les Français d’origine « arabe » (principalement du Maghreb, mais aussi du Machrek) forment le plus important groupe « ethnique » de France après les Français d’origine européenne [rappelons la diversité des migrants européens venus de tous les pays voisins, du Portugal, de la Pologne…]. Selon l’historien Dominique Venner, 8 millions de personnes « d’origine arabe » vivent en France en 2012.
Selon une étude réalisée en 2004 par l’Institut Montaigne, il y avait, toutes générations confondues, entre 5 et 6 millions de personnes d’origine maghrébine en France en 2004.
D’après Michèle Tribalat, un chercheur à INED, il y avait 3,5 millions de personnes d’origine maghrébine (avec au moins un grand-parent de l’Algérie, du Maroc ou de la Tunisie) en France en 2005, ce qui correspond à 5,8 % de la population métropolitaine totale française (60,7 millions en 2005)3. Cela n’inclut pas les personnes originaires du Machrek (avec au moins un grand-parent du Liban, la Syrie, la Palestine, l’Irak ou l’Égypte).
Selon l’estimation la plus récente, une étude de l’INSEE parue en 2012, il y avait également 3,5 millions de personnes d’origine maghrébine en France en 2008 mais en comptant seulement les immigrés et la 2e génération, c’est-à-dire avec au moins un parent né au Maghreb. Les 3e et 4e générations de descendants, dont les deux parents sont nés en France, sont donc exclus de cette estimation ainsi que l’immigration illégale. Cette estimation n’inclut pas non plus les Harkis et leurs descendants, Français de naissance (environ 500 000).
Sur trois générations, 16 % des nouveau-nés en France métropolitaine entre 2006 et 2008, soit environ 130 000 nouveau-nés chaque année, ont au moins un grand-parent maghrébin, la moitié sont d’ascendance mixte5.
Les Français d’origine arabe se sont installés principalement dans les régions industrielles en France, en particulier en Île-de-France mais aussi en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon, Alsace, Rhône-Alpes et Corse.
Estimation de M.Tribalat. En milliers |
1999 |
2005 |
%/ France (2005) |
Algérie | 1 577 | 1 865 | 3,1 % |
Dont immigrés | 574 | 679 | |
Dont nés en France | 1 003 | 1 186 | |
Maroc | 1 005 | 1 201 | 2,0 % |
Dont immigrés | 523 | 625 | |
Dont nés en France | 482 | 576 | |
Tunisie | 417 | 458 | 0,8 % |
Dont immigrés | 202 | 222 | |
Dont nés en France | 215 | 236 | |
Total Maghreb | 2 999 | 3 524 | 5,9 % |
Dont immigrés | 1 299 | 1 526 | 2,5 % |
Dont nés en France | 1 700 | 1 998 | 3,3 % |
[1] Quelques données présentées [entre crochets] proviennent de l’exposition Paris en guerre d’Algériehttp://alger-mexico-tunis.fr/?p=347 http://alger-mexico-tunis.fr/?p=347.
[2] C’est en 1958 que le franc « ancien » est remplacé par le « nouveau franc » (un nouveau pour cent anciens), qui est lui-même remplacé par l’euro en 2002 (environ sept nouveaux francs pour un euro).