Table ronde au Maghreb des livres 2016
Intégration : « Quel bilan depuis la révolte des banlieues de 2005 ? ».
Animée par Nora HAMADI, avec Thomas GUÉNOLÉ, Nordine NABILI et Bakary SAKHO
Thomas Guénolé nous parle de l’expérience du Bondy Blog, qu’il a présenté récemment à la chaine LCP. « Ce blog est né pendant les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises. Une quinzaine de journalistes de L’Hebdo se sont alors relayés pendant trois mois dans un petit local de la cité Blanqui de Bondy. Cette démarche de l’hebdomadaire suisse a été vue comme un pied de nez aux médias français, souvent accusés d’être déconnectés des réalités des banlieues. Grâce à cette expérience, les internautes qui vivent dans ces zones urbaines ou les fréquentent ont peut-être un peu mieux pu reconnaître leurs réalités quotidiennes au travers des contenus publiés, et pour les autres, découvrir de l’intérieur la vie dans les banlieues sous un aspect différent de celui décrit par d’autres médias » [wikipedia]. Noredine Nabili précise que Bondy blog a été hébergé par différentes institutions successives. Actuellement c’est le journal Libération, ce qui permet à ce blog d’avoir 300 000 lecteurs au lieu de 15 000, c’est à dire l’espoir d’avoir des ressources publicitaires.
A l’époque Guénolé parlait d’émeutes. Maintenant il dit plutôt révolte. 4/5e de ceux qui l’interrogent sur ce qui se passe dans les banlieues parlent d’islam et d’islamophobie. Il souligne que dans « les quartiers », l’abstention aux élections est une forme d’expression, pas un simple rejet. Les journalistes ignorent ce milieu. Et si les médias « couvrent » celui-ci depuis 10 ans, c’est seulement Bondy blog qui a su créer un loby de propositions au lieu d’un simple journalisme commémoratif. Maintenant tout le monde prend la parole, alors que voici 10 ans le blog était un phénomène nouveau.
« Les jeunes » sont certes « intégrés », mais par le bas. Aux filles on demande de parler du voile et de rien d’autre. Si ils ou elles créent leur propre blog, ils sont d’emblée taxés de « communautarisme ». Pour un journalisme, travailler sur les banlieues et l’islam est l’équivalent de faire autrefois les chiens écrasés, alors que les sujets nobles sont l’économie, la police ou la justice. Dans les écoles de journalisme, on ne trouve pas de formation au thème « banlieue », développement urbain, militantisme. Les jeunes journalistes, comme les jeunes fonctionnaires, veulent travailler sur des « grands » sujets. Pour qu’un jeune journaliste fasse un « bon » reportage, il faut appliquer la feuille de route, les questions posées par le rédacteur en chef, celles d’il y a 20 ans (c’est vrai aussi sur le cancer, le chômage…). Alors qu’on aurait besoin de journalistes capables de parler de services publics. Certes le sujet « banlieue » est devenu central, mais sous une forme diabolisée bien plus fortement que le sujet Front national. Le beur de banlieue est l’équivalent du jeune noir américain : capuche, 15/ 25 ans, violeur, armé, saccageur, pratiquant de l’islam radical, trafiquant de drogue. La filiation est longue, elle passe par le rappeur et remonte à Joséphine Baker. Ici, dans la salle, il y a certes des « vieux » de banlieue, pas de jeunes.
La vision sur ce monde des banlieues est fortement biaisé : la pratique d’un islam rigoriste y atteint 1/6e des gens, 8% des musulmanes y portent le voile, les « quartiers » sont un patchwork de gens : originaires d’Europe du sud et de l’est, du Maghreb, de l’Afrique sud-saharienne. 2% des jeunes y vivent en bandes de « racaille », ce que juges, flics et éducateurs savent bien. Mais 50% des jeunes hommes y sont au chômage, 30% en boulots précaires, seulement 20% réussissent… et quittent les lieux.
Bakary SAKHO : Aux USA, en 2006, on lui demandait « qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez brulé les bus, la crèche, le gymnase ? Si 1983 avait été un mouvement social, 2005 a été une explosion. Les projets développés depuis en banlieue ont surtout été des scoops médiatiques. Deux jeunes admis dans de grandes écoles n’y changent rien. Alors que la question est : que faire dans le 19e arrondissement avec la petite minorité de dealers qui font la loi par leur posture : à 10 dans un immeuble ils ont une clientèle de 100 bobos. Ils se font 5000 euros par jour et payent ceux qu’ils recrutent à 500 à 1500 euros par mois.
Seule une politique locale, permettant des initiatives pour innover, peut donner un changement. A Mantes-la-ville, on n’a pas voté dans le milieu des « quartiers »… et la mairie est passée au Front National. Il faut apprendre à travailler « ensemble »… avant parfois de diverger : on se souvient que lors de la manif du 30 octobre 2015 ce sont des groupes très cloisonnés qui défilaient côte à côte. Les jeunes beurs ont de moins en moins à voir avec « le pays » : ce sont les vieux qui font rapatrier leur corps pour être enterrés chez eux. Les moins vieux maintenant se font enterrer en France : ils ont droit au « droit du sous-sol » après le droit du sol…
Nordine NABILI : il manque des politiques de quartiers, le PS depuis 1981 les a abandonnées, la dynamique de la marche de 1983 n’a pas été transmise. Le vote est une pratique qu’il faut créer aussi bien pour les étrangers que pour les gens des « quartiers ».
Nora Hamadi : Pourquoi les expériences des luttes se sont-elles mal transmises ? Entre autre parce que les parents des « beurs », encore en 1990, croyaient qu’ils allaient rentrer « chez eux ».
Nordine NABILI : faire de la politique est une culture de riches, alors que les jeunes ouvriers, surtout avec la montée du chômage, ont dû s’occuper de survivre. La société française, schizophrène, ne prend pas en charge les banlieues et refuse qu’elles se prennent en charge. Il est pessimiste sur ce fond, mais optimiste sur la possibilité d’actions quotidiennes.
Thomas GUÉNOLÉ : On ne peut catégoriser simplement les « bobos » : c’est un mélange de « déclassés » venus des classes moyennes, d’altermondialistes, de macronistes… L’action publique a réellement fait la rénovation urbaine des « quartiers », mais n’a pas touché les inégalités de revenus. Une politique de discriminations positives à l’américaine devrait mener des actions judiciaires. Les assistants sociaux sont des urgentistes indispensables, mais plus que le RSA, c’est une politique d’emplois subventionnés qui manque (… en référence aux « ateliers nationaux » de la 2e République de 1848). La Fondation Abbé Pierre a réellement pesé sur la politique du logement, grâce à son rapport annuel indépendant. Une Fondation banlieue autonome à créer pourrait jouer un rôle comparable d’évaluation et d’incitation. La laïcité est devenu un levier politique pour des intégristes aussi bien religieux que laïcards, alors que la nécessaire neutralité des agents publics et des élèves des écoles publiques ne doit en rien entraver la liberté religieuse des usagers.