« RUE DES PÂQUERETTES » par Mehdi Charef, (éditions Hors d’atteinte, Marseille, 2018)
On comprend vite que sous ce titre frais et pimpant se cache une réalité qui l’est beaucoup moins. Ce lieu désigne l’un des nombreux bidonvilles de Nanterre à l’époque où ils abritaient les travailleurs algériens immigrés dans la région parisienne ainsi que la famille de certains d’entre eux. La description qu’en fait Mehdi Charef est datée de 1962, peut-être un peu au-delà, alors qu’il avait lui-même une dizaine d’années. Avec sa mère et ses frères et sœurs, ils venaient alors de rejoindre le père, travailleur en France depuis plusieurs années. Cependant il y a encore dans le bidonville nombre de ceux qu’on désigne comme célibataires, parce qu’ils n’ont pas de famille avec eux, et le jeune Mehdi Charef qui est le narrateur de cette histoire manifeste une grande tristesse lorsqu’ils parlent d’eux parce que leur sort est bien plus douloureux que celui des familles quoi qu’il en soit ; il apparaît clairement qu’ils n’ont pas d’autre moyen de survie que l’alcool, unique recours auquel ils s’adonnent tous les soirs après leur journée de travail.
Ces quelques indications sont certes nécessaires pour resituer Rue des Pâquerettes dans l’espace et dans le temps, mais elles ne doivent pas donner l’impression que l’auteur (qui a maintenant 67 ans) a voulu utiliser ses souvenirs personnels pour écrire un document sur ce qu’ont été les bidonvilles de Nanterre pendant de nombreuses années avant leur disparition (pour le dire vite, de 1950 à 1970, ce qui situe les évocations de Mehdi Charef en plein cœur de ce moment historique). Les ouvrages à caractère documentaire sont évidemment toujours précieux, lorsqu’ils ont l’authenticité de l’autobiographie. Mais sur la vie de l’époque dans les bidonvilles on commence à en avoir beaucoup, y compris de cette catégorie précise, et ce serait sans doute fausser un peu l’esprit de Rue des Pâquerettes que de le voir seulement sous cet angle-là. Mehdi Charef est un créateur, un artiste et donc forcément soucieux de son originalité. Il est d’ailleurs le premier à en rire puisque, évoquant le garçon qu’il était à l’âge de 10 ans, il raconte qu’il ne ressemblait à personne d’autre, que tout le monde était frappé par sa singularité et que sa mère elle-même, d’ailleurs pourvue d’une bonne dose d’humour, riait de sa propension à dire « je ».
En fait, ce n’est pas de narcissisme qu’il s’agit mais plutôt d’une différence, essentielle pour comprendre Rue de Pâquerettes, entre sociologie et roman. Pour la première des deux, ce sont les aspects généraux et généralisables qui comptent tandis que le roman, loin de se vouloir un regard exhaustif sur la réalité, se focalise sur quelques traits et les met en relief à sa convenance. Entre autres traits originaux ce qui caractérise le livre de Mehdi Charef est sa manière de jouer très librement avec la chronologie comme il apparaît dans tout le déroulement du récit, qui fait alterner (mais pas de manière systématique) des épisodes appartenant aux dix premières années de la vie de Mehdi (1952-1962) avec ceux de l’année 1962 à Nanterre. Dans la série qu’on peut dire algérienne et qui se passe près de Maghnia dans l’ouest du pays, la guerre d’indépendance de l’Algérie est forcément très présente, telle que l’on vécue les enfants seuls avec leur mère puisque le père était déjà travailleur en France. L’année 1962 à Nanterre est représentée à travers quelques-uns des personnages qui se sont intéressés à Mehdi et réciproquement, au nombre desquels un instituteur et un étudiant français qui lui ont appris ce qu’ils pouvaient, et une femme aussi, faisant office de prostituée dans le café des Algériens, malgré son passé d’institutrice.
Ce qui caractérise ces différentes évocations est qu’elles parviennent à être précises tout en restant discrètes, évitant la pesanteur des commentaires et discours ajoutés. On se dit qu’à cet égard Rue des Pâquerettes bénéficie de toute l’œuvre antérieure de Mehdi Charef, romans mais surtout films dont le célèbre Thé au harem d’Archi Ahmed (1983). Pour ne parler que de celui–ci qui n’a pu manquer de laisser des souvenirs forts à ceux qui l’ont vu, il montrait déjà d’une manière particulière et inhabituelle ce qu’on pourrait appeler « la vie des humbles », un mot qu’on ne trouve pas chez Mehdi Charef mais dont on peut penser qu’il l’accepterait d’après ce qu’on comprend dans son dernier roman de l’hommage qu’il rend aux Misérables de Victor Hugo —plutôt qu’aux Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, autre forme connue de la littérature populaire. On voit bien en quoi consiste l’écart entre les deux, et si l’expression n’était un peu galvaudée, on pourrait dire que c’est son supplément d’âme qui fait pencher, sans hésitation aucune, en faveur du premier.
A quoi on pourrait ajouter une référence que Mehdi Charef ne donne pas non plus mais qui pourtant vient à l’esprit, renvoyant cette fois à certains personnages de Dostoievski. Rapprochement fondé sur le ton de ces deux auteurs, qui n’est jamais celui d’un naturalisme purement descriptif ou se voulant tel ; à propos du Thé au harem on avait pu dire que ce film ne cherche pas à éviter le mélodrame—c’est-à-dire ce qui, selon un certain goût français, peut passer pour tel. La raison en est que la puissance agissante dans son écriture n’est pas la volonté de décrire pour dénoncer, mais plutôt le désir d’empathie, et la présence perceptible de cette forme de compréhension de l’auteur pour ses personnages. A quoi s’ajoute une place faite au merveilleux, à la poésie et au rêve, qui n’est nullement mise en contradiction avec les pires constats, bien au contraire. La dernière page de Rue des Pâquerettes est d’ailleurs le récit par Mehdi de son plus beau rêve, pour exalter ce pouvoir de la poésie dont parlait Baudelaire dans Les Fleurs du mal :
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
Denise Brahimi
(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 31, Coup de Soleil Lyon)
Voir l’entretien sur YouTube de Mehdi Charef au Magureb orient des Livres: https://www.youtube.com/watch?v=z3mG2QvSjq8