« ISRAEL ET SON PROCHAIN » par Salah Guemriche, Editions de l’Aube, 2018
L’auteur précise en sous-titre de son livre qu’il l’a écrit « d’après la Bible et autres textes d’auteurs juifs anciens et contemporains ». En effet il s’en dégage pour le lecteur le sentiment d’une grande érudition qui ne peut manquer d’avoir donné lieu à un travail considérable. On imagine bien que la raison en est l’importance de l’enjeu, et le cheminement de Salah Guemriche est en effet rattaché continûment à la volonté de tirer au clair ce qu’il en est, selon le judaïsme biblique, des relations entre le peuple juif et ses voisins.
Faut-il préciser que la référence à la situation contemporaine est constamment présente dans l’esprit de l’auteur et d’ailleurs dans le nôtre : s’agissant de l’Etat d’Israël, que trouve-t-il dans son héritage biblique qui puisse orienter sa politique à l’égard de ses voisins les plus proches que sont les Palestiniens ? Cependant cette question n’émerge (presque) clairement qu’à la fin du livre, alors que l’auteur s’attache à analyser de très près ce qu’il en est dans la Bible elle-même et ce que signifie dans certains textes le mot « prochain » qui s’y trouve employé. Pour prendre l’exemple le plus connu ou qui vient immédiatement à l’esprit, qui est le « prochain » dans la célèbre formule : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Et au risque d’être évidemment très réducteur par rapport à la complexité des analyses de Salah Guemriche, on se demandera plus précisément : s’agit-il d’un autre juif ou de tout autre personnage non juif aussi bien ?
La lecture et relecture des textes permet à l’auteur de s’appuyer sur un certain nombre d’épisodes bibliques à l’occasion desquels la question est posée en toute précision. Il en est ainsi par exemple pour l’épisode du « bon Samaritain » sur lequel il revient à plusieurs moments de ses vingt chapitres ; ou encore pour l’épisode de Ruth la Moabite que certains amateurs de Victor Hugo connaissent à travers son poème « Booz endormi» de La Légende des siècles. La richesse du livre obligeant à une présentation limitée, on s’en tiendra d’abord à ces deux exemples, qui sont très éclairants sur les questions qui se posent sinon sur les réponses.
Qui est donc le bon Samaritain, personnage d’une parabole célèbre qui n’en demande pas moins à être resituée dans son contexte ?
A l’époque de Jésus, les Samaritains étaient considérés comme des ennemis d’Israël. Et pourtant, la parabole fait d’un Samaritain le modèle à suivre aux dépens de deux Juifs qui représentent l’orthodoxie. En effet, mis en présence d’un blessé grave qui nécessite des soins, seul le premier le prend en charge et fait tout ce qui est en son pouvoir, tandis que les deux autres tirent argument de tel ou tel interdit imposé par leur religion pour ne rien faire en faveur de cette malheureuse victime. L’interprétation chrétienne de la parabole consiste à dénoncer le formalisme de la religion juive et les limites ou les bornes de celle-ci qui l’amènent à enfreindre la prescription pourtant fondamentale : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Cependant, cette critique est faite d’un point de vue chrétien dans le cadre d’une prédication contre l’orthodoxie.
Et maintenant que nous dit le livre de Salah Guemriche à propos de l’histoire de Ruth, la Moabite ? Il lui consacre un chapitre auquel il donne pour sous-titre : « L’universel juif en acte » et il appelle très joliment cette histoire une « fable pastorale ». Ruth y figure d’abord une étrangère mais Booz la rachète, en fait sa femme et ils ont une descendance dans laquelle figure, après quelques générations, David, le roi des rois d’Israël. Salah Guemriche a beau jeu d’y voir l’apologie du mariage exogame…quitte à souligner après d’autres qu’il s’agit d’un cas exceptionnel. Cependant cette signification se trouve renforcée dans le texte biblique par l’existence d’un autre personnage qui agit à l’inverse de Booz l’homme bon, et qui lui, au contraire refuse de reconnaître Ruth, c’est-à-dire, pour reprendre la parabole précédente, de l’aimer comme lui-même. On voit par là qu’à l’intérieur même de la tradition juive des courants opposés s’affrontent, entraînant une exégèse qui fait évidemment état de cette complexité.
Il est clair que les premiers concernés par la nécessité de ces choix décisifs voire épineux sont les juifs eux-mêmes , ce qui vaut aussi bien pour la diaspora que pour ceux qui vivent dans l’Etat d’Israël. Salah Guemriche a parfaitement raison de circonscrire avec précision les limites de sa problématique, en la ramenant toujours à la question qu’il a posée d’emblée au début de son livre : qu’est-ce que le prochain, (et par opposition qu’est-ce que l’étranger, qu’est-ce que l’ennemi ?) sinon on verrait s’engouffrer dans son livre une série pour ainsi dire illimitée de problèmes attachés aux mots qu’inévitablement il est amené à employer : antisémitisme, sionisme, judéophobie etc. Le Dieu de la Bible a fixé, dit-il, à l’usage de son peuple, « une route soigneusement balisée, avec ses bornes et ses ‘haies’ de protection. Tel est le sujet dont traite ce livre, et l’on oserait dire que l’auteur lui aussi a su se mouvoir entre les balises et les bornes. Pour autant, s’il est vrai que le lecteur se sent fermement guidé et conduit, il ne ressent ni contrainte ni manipulation. La conviction très importante qu’on retire de cet exposé minutieux est qu’on ne peut pas porter d’appréciation sur la ou plutôt sur les pensées juives actuelles sans connaître le très long passé d’où elles viennent ; Salah Guemriche a le mérite de l’explorer à travers une bonne centaine de textes.
Denise Brahimi
(texte provenant du N° 24, Juillet 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)