« THEORIE D’ALGER » de Sébastien Lapaque – – Récit – Editions Barzakh 2017
Né à Tubingen (Allemagne), Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro littéraire. Il collabore également au Monde Diplomatique. Il a écrit Théorie d’Alger à la suite de Théorie de la carte postale et Théorie de Rio. Son recueil, Mythologie française (Actes Sud, 1998) a reçu le prix Goncourt de la nouvelle. (Note de l’éditeur)
Hormis ses connaissances spéculatives et érudites sur la capitale de l’Algérie, Sébastien Lapaque ne semble pas avoir d’ancrage personnel dans cette ville. Il ne « poursuit pas de fantômes familiaux, ne vient pas en pèlerinage. Il n’a ni maison à visiter ni tombe à fleurir » , à l’exception de celle de la mère de Camus, l’écrivain qui l’a marqué et dont le fantôme plane sur son récit. C’est en 2009 qu’il entre dans El Djazaïr. Une entrée en chansons, 20 mois après la mort de Lili Boniche, le chanteur né à la Casbah qui » aime toutes les villes mais un peu plus Paris « , en ajoutant : « mais rien ne vaut l’Algérie ». Il arrive dans la ville blanche en effervescence qui fête la victoire des fenecs, l’équipe de fotebale d’Algérie, sur celle de l’Egypte. Il se régale en écoutant Arezki, grand « tchatcheur » devant l’Eternel, commenter l’événement national en rappelant au passage la victoire sur la France en 1975 aux Jeux Méditerranéens et le triomphe sur l’Allemagne en 1982 lors de la coupe du monde. Les Algériens aiment à rappeler ces matchs mythiques qui flattent leur redjla, un mot fourre-tout qui désigne à la fois fierté, virilité, susceptibilité collective et chauvinisme. Un culte, un code de conduite. A Alger, le simple fait d’élever un maknine (un chardonneret) est un acte de redjla. On dit de cet oiseau qu’il « est fier et insolent comme un Algérien ». Les taxieurs hâbleurs sont des guides précieux, indispensables mais l’auteur infatigable et boulimique préfère la marche. Sans plan prédéfini. Il se fie à son instinct, parcourt dans tous les sens les rues et les quartiers que les habitants âgés continuent à appeler par leurs anciens noms. Rue Michelet, rue d’Isly, boulevard Bru, Square Bresson, place du Gouvernement. Victor Hugo est un des rares à avoir gardé une plaque, « ce qui prouve que les Algériens connaissent mal leur histoire », rappelle malicieusement l’auteur en lançant cette pique : « Ce qui manque à la France en Alger, c’est un peu plus de barbarie. Les Turcs allaient plus vite, ils savaient mieux couper les têtes. La première chose qui frappe le sauvage, ce n’est pas la raison, c’est la force ». Ainsi parlait le géant de la littérature française dans Le Rhin, Lettres à un ami (1842). Rencontres entre passé et présent, petites histoires du quotidien et grands événements se croisent et s’enchâssent parfois sans souci de chronologie. Les frères Barberousse, Napoléon III, Che Guevara, consuls, califes, sultans. La ville-monde reste le personnage central. Elle attire « par ses qualités mais surtout pour ses défauts, ses bruyantes querelles, sa gouaille, son désordre, ses coupures d’eau et d’électricité ». Quand on aime, on ne mégote pas sur ces détails, semble nous dire l’auteur. Il affectionne les lieux réputés sans intérêt comme ceux qui sont chargés d’histoire. Il se sent bien dans la « ville-toboggan », en adopte le rythme, y fait des rencontres insolites, improbables avec les habitants sur les bancs publics, les terrasses de café. Il se fait même inviter et prendre en charge par des militaires qui l’embarquent dans une virée à Bab-el-Oued et dans les cabarets de la Madrague. Il glane des histoires incroyables auprès d’Akmin et Tayeb. Celle de Himoud Brahimi, dit Momo, poète de la casbah, le passionne. A-t-il joué dans Pépé le Moko de Julien Duvivier. A-t-il lancé un défi à Johnny Weissmuller venu jouer Tarzan, l’homme singe à Alger en 1930 ? Les deux hommes se seraient-ils affrontés à la nage ? Momo serait-il sorti vainqueur de cet homme qui avait rapporté cinq médailles d’or aux jeux olympiques de Paris et Amsterdam ? Aucune archive n’atteste ces faits mais peu importe. Tout le monde y croit au bar du Dôme, un lieu emblématique où « l’on vient s’enivrer jusqu’au bout » et écouter les envolées lyriques de compagnons de beuverie citant les vers du poète Omar Khayyam.
La ville-labyrinthe ne se donne pas à voir facilement. « Encerclée par la montagne, généreusement ouverte sur la mer, elle est à la fois simple et compliquée ». S. Lapaque y pratique la « technique du vagabondage ». Il se lève avant le soleil, traîne dans les cafés, lit Liberté et les chroniques de Kamel Daoud, découvre le dessin quotidien de Dilem, note tout, achète des cartes postales, visite le musée des Beaux-arts où il découvre ébloui les peintures d’Etienne Dinet. L’homme converti à l’islam est enterré à Bou Saada sous le nom de Nasreddine Dinet.
Les écrivains accompagnent le promeneur amoureux qui ne sort jamais sans glisser un livre dans sa poche. Germaine Tillion, François Mauriac, le premier à s’indigner publiquement des pratiques barbares de la baignoire et de la gégène, Bernanos, Jean Paul Sartre. Il consacre un long passage à André Mandouze, rédacteur en chef de Témoignage chrétien qui avait comparé les résistants du Vercors à ceux des Aurès. Les polémiques avec Arezki autour de Camus donnent lieu à des joutes interminables. Ils n’arriveront jamais à être d’accord, sans que cela entame leur amitié ni leur respect pour « les femmes et les hommes qui reposent dans l’argile rouge de cette terre de songe et soleil qu’ils avaient follement aimée ». S. Lapaque est passionné par les cimetières dans lesquels il aime flâner et prier. Il les visite tous et finit même par retrouver la tombe de Veuve Lucien Camus, Née Catherine Sintès, au cimetière d’El Madania, en pestant au passage contre tous ceux qui ne se sont jamais souciés d’honorer la mémoire de sa mère en entretenant sa tombe. Son hommage aux vivants et aux morts d’Alger s’achève par une messe à la basilique Notre Dame d’Afrique. Les Algérois de milieu populaire l’appellent affectueusement Madame l’Afrique. On peut lire inscrit sur le bleu de son abside : « Priez pour nous et pour les musulmans ».
On referme le livre de S. Lapaque submergé de questions. Pourquoi Théorie d’Alger ? Est-ce un titre en trompe l’œil ? Une ville totalement fantasmée ? Une auberge espagnole dans laquelle l’auteur s’est passionnément cherché ? A-t-il utilisé trop d’adverbes, usé de trop de superlatifs pour l’évoquer ? Une seule chose est sûre. Cette déclaration d’amour inconditionnelle ne prétend à aucun moment à l’objectivité.
Omar Hallouche
(texte provenant du N° 23, Juin 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)