« DAMES DE FRAISE, DOIGTS DE FEES, Les invisibles de la migration saisonnière en Espagne », de Chadia Arab Casablanca, (En toutes lettres, collection Enquêtes), 2018
Le joli titre et la jolie couverture de ce petit livre recouvrent une réalité un peu moins poétique, bien que les informations qu’on en tire forment un ensemble équilibré : ce n’est pas une dénonciation ni un pamphlet mais plutôt un ensemble de constats, dont l’auteure, la chercheuse franco-marocaine Chadia Arab, fait preuve de nuances et d’une aptitude à analyser les situations dans toute leur complexité.
Dans quel genre ou dans quelle catégorie ranger son livre, sachant que dans le sous-titre, le mot « invisibles » est à mettre au féminin ? Les femmes marocaines qui en sont les personnages (évidemment bien réelles : il ne s’agit pas d’un roman !) partent chaque année de leur village (ce sont essentiellement des rurales ) pour aller dans le sud de l’Espagne à Huelva travailler (un travail très dur, elles en sont prévenues mais ce n’est pas ce qui peut les faire hésiter) à la cueillette des fraises ; car Huelva est devenu un centre international de cette production juteuse ( !) pour ceux qui en tirent les bénéfices, si importants que les fraises sont parfois désignées comme l’or rouge : de fait n’importe quel client de supermarché peut constater qu’elles y sont omniprésentes à peu près toute l’année. Pour un point de vue plus général sur cette situation (non négligeable pour la vie économique de l’Espagne), on peut ajouter que d’autres fruits rouges sont également cultivés dans cette région et que d’autres migrantes sont travailleuses saisonnières pour leur collecte, des Roumaines en grand nombre, des Polonaises, et aussi des hommes qui constituent le groupe des Maliens.
Chadia Arab ne s’intéresse qu’aux Marocaines, dont elle a fait l’objet de son étude et de sa recherche à partir de 2010 et pendant plusieurs années. En fait ses observations vont pratiquement jusqu’à aujourd’hui ce qui est important car elle constate une évolution récente qui malheureusement ne va pas dans le bon sens et s’avère au contraire défavorable aux femmes, notamment parce que plusieurs institutions qui les aidaient et les protégeaient ont disparu.
Sans cette longue durée, le travail de Chadia Arab aurait pu être une enquête journalistique, intelligente et approfondie, comme il en existe dans le journalisme d’investigation —qui d’une manière sur laquelle on peut s’interroger semble être assez souvent une pratique féminine : que l’on pense à Florence Aubenas et à son livre Le Quai de Ouistreham de 2010. Mais de l’enquête journalistique Chadia Arab qui est chercheuse universitaire est passée à l’enquête sociologique, en gardant toujours, au départ et même tout au long de son travail, la même méthode. Celle-ci a consisté à se rendre sur le terrain, évidemment de nombreuses fois, et à partager dans toute la mesure du possible la vie de quelques-unes au moins des femmes marocaines qui pratiquent ou ont pratiqué cette forme très particulière de migration.
C’est en effet dans le cadre d’une histoire (et d’une typologie) des migrations qu’on peut ranger le travail de Chadia Arab, qui a le mérite d’être très vivant et très concret, en sorte qu’on n’a aucune peine à en lire les résultats et qu’on voudrait même en savoir davantage sur les femmes qu’il nous a donné l’occasion de croiser. Il y a beaucoup de rapprochements à faire avec la migration des hommes eux aussi marocains lorsque dans les années 50 du siècle dernier on est venu les chercher jusque dans leurs villages pour les emmener travailler dans les mines du Nord de la France. Les interlocutrices de Chadia Arab citent notamment le nom d’un recruteur, Félix Mora, connu pour le grand nombre de Marocains qu’il a emmenés dans la région de Lens et qui ont quitté pour des raisons évidemment économiques le sud misérable de leur pays. Dans tous les cas la migration se fait sur contrat, renouvelable, la caractéristique des femmes étant qu’elles sont embauchées comme saisonnières et de nombreuses précautions sont prises pour qu’en effet elles retournent au Maroc au bout de quelques mois, quitte à revenir l’année suivante si les patrons ont encore besoin d’elles. D’où l’expression « une immigration jetable » employée par l’auteure du livre, et qui correspond aussi au sentiment exprimé par certaines des femmes, humiliées à juste titre de n’être traitées que comme des objets utilisables ou non.
La garantie trouvée par les employeurs pour que les femmes retournent régulièrement dans leur pays est de choisir des mères, dont la plupart éprouvent intensément le désir de revoir leurs enfants. Il n’empêche qu’elles sont obligées d’abandonner ceux-ci à leur famille et parfois dans des conditions très aléatoires. Certaines, surtout si elles sont divorcées ou célibataires, prennent le risque de rester illégalement en Espagne (ou plus tard dans d’autres pays européens comme la France) et y deviennent des sans-papiers, dont la survie est des plus problématiques et ne peut manquer de passer par la prostitution.
Cependant une partie très importante du livre consiste dans l’évaluation nuancée des effets de cette migration dans l’histoire des femmes et de leur émancipation. Les séjours en Espagne jouent évidemment dans ce sens, ne serait-ce et pour commencer que pour des questions d’habillement, les femmes passant souvent à cette tenue moderne qu’est le jean —quitte à remettre la djellaba quand elles retournent au Maroc. Il est évident qu’en Espagne leur liberté de mouvement est plus grande, elles n’hésitent pas à sortir le soir après le travail pour se divertir, non sans maquillage et autres coquetteries impensables dans les misérables villages d’où viennent la plupart d’entre elles. Elles ont aussi la possibilité de rencontres masculines, voire de mises en ménage même pour celles qui ont un mari au Maroc. Il arrive d’ailleurs que le mari en question insiste pour que sa femme reste en Espagne, tant il est vrai que le seul but de tout cela est de pouvoir rapporter un peu d’argent au pays. Que de questions pose une telle enquête, alors même qu’elle garde des apparences modestes ! C’est un travail très précieux auquel ont contribué l’éditeur marocain et l’Ambassade de France au Maroc.
Denise Brahimi
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir)