Français d’Algérie/ pieds noirs: retour à Pierre Nora

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Celui qui est devenu depuis dix ans un notable « sous la coupole », puis cette année 2012 un héros du papier glacé de Paris-Match, commençait à peine en 1960 à percer, jeune professeur agrégé d’histoire revenant à Paris après deux ans de purgatoire en lycée à Oran. D’emblée il lance dans l’hebdomadaire France-Observateurson brulot (sur les rapports des pieds-noirs avec la nation française). Libre de son temps comme chercheur à la Fondation Thiers, il transforme cet essai en un semestre, sous forme d’un livre dont nous savons maintenant comment il l’a écrit.

Dans l’introduction de la réédition de son Les Français d’Algérie(Christian Bourgois, 2012, 341 p.) il nous raconte le bon accueil de son article, le projet de livre écrit à deux, puis comment, seul, il monte les différents chapitres, pour terminer par une conclusion qui laisse peu d’espoir au maintien de la communauté pied-noire dans l’Algérie dont l’indépendance est jugée imminente au printemps 1961. Nora est conseillé par l’intelligentzia de gauche qui compte sur son livre pour peser dans les négociations en cours. On lui suggère de réécrire cette conclusion pour dessiner un avenir « soft », où les deux tiers des pieds-noirs resteraient en Algérie indépendante. C’était la ligne politique des technocrates de gauche de l’époque, que Nora connaît bien, par son frère Simon entre autres.

Ai-je lu Les Français d’Algérie, voici 51 ans ? Je n’en ai pas de souvenir précis, mais j’adhérais évidemment au contenu de ce livre. Il aide maintenant à remémorer ce que fut la crise de la fin de la guerre d’Algérie en France, en 1960-62. Nous avons déjà sur ce blog repris divers textes à ce sujet : posté en octobre 2012, Algérie France: séparation, 1962, pour commenter le livre de Todd Shepard . C’est sans doute le meilleur analyste de cette crise et dans sa nouvelle introduction Nora (sans le citer : il ne nous parle pas de la postérité du thème) décrit aussi ce que fut l’abolition du projet impérial français. Jean Daniel (dans La guerre d’Algérie 1954-2004, la fin de l’amnésie, sous la direction de Mohamed Harbi et Benjamin Stora, Robert Laffont, 2004) rappelle que le fameux « l’Algérie, c’est la France » de François Mitterrand signifiait, au moins partiellement, que le projet républicain intégrateur restait une valeur nationale vers 1955. Notre blog a déjà rencontré Pierre Nora, un des protagonistes de la table ronde organisée par le Cercle Saint Just à la fin de 1962 (Lefort, Lentin, Nora débattent fin 1962 : quelle Algérie nouvelle ?posté en juin 2012) : pour les uns la nature du nouveau régime algérien et de son parti unique était la principale préoccupation, pour d’autres la question était celle de l’engagement dans la coopération avec l’Algérie nouvelle comme « pieds-rouges ».

Nora publie en annexe de cette réédition les commentaires de l’époque : de Jean Lacouture, de Lentin, de Germaine Tillion, mais aussi celui, resté inédit, de Jacques Derida. Comme Charles André Julien, auteur de la préface du livre, tous louent la vigueur du style de l’auteur, son sens de la polémique, de la mise en scène. Tous aussi pointent comment cet essai présente « en bloc » ce « peuple » dont il dit par ailleurs qu’il n’a pas d’unité réelle, en gommant les évolutions historiques qui l’affectent, en accéléré entre 1940 et 1962, comme les divergences idéologiques de sa fraction « libérale ». Raymond Aron lui aurait donné, dit-il, son approbation pour son talent de polémiste, mais pas pour son action comme citoyen. Nora, dans son commentaire de 2012 s’en explique partiellement : dans l’urgence politique du moment, il fallait « remettre à leur place » historique ces pieds noirs pour qu’on cesse de craindre qu’ils empêchent la séparation urgente entre France et Algérie.

Nora sortait à peine de sa vie étudiante de philosophe, puis d’historien.  Son livre joue avec sa maîtrise de la psychologie, de la littérature. Il sait introduire en bonne place de l’histoire grecque ou latine. Il a aussi accès aux rapports, publiés ou non, de la technocratie de gauche hantée par la crainte de voir la France déstabilisée par une invasion conjointe de harkis et de pieds-noirs, qui encadrés par des militaires de carrière iraient jusqu’à créer des maquis anti- gaulistes. Quels jeunes gens de talent avaient cette culture, cette connaissance de la politique « au sommet » ? Si l’auteur nous dit avec quels appuis, quels conseils, il a écrit son livre, reste à deviner s’il arrivait d’Oran déjà pourvu de notes et de dossiers, ou s’il a monté l’essentiel à son retour à Paris. On lui conseillait d’écrire vite, de crainte que la paix soit signée dès ce printemps de 1961 : le sujet du livre aurait perdu d’un coup son intérêt ! Ce fut seulement le cas en 1963, tous les protagonistes cessèrent en effet d’intéresser une opinion française pressée de tourner la page.

Ce savoir-faire, il le mettait au service de la cause de la paix en Algérie sans être lui-même personnellement impliqué dans ce conflit. Parisien exilé pour une courte période de deux ans dans un milieu certes extrêmement conflictuel, il subissait à Oran la même initiation que celle qui a marqué Lyotard (voir sur ce blog, posté en novembre 2012, Socialisme ou barbarie, une revue dans la guerre d’Algérie) et Marc Ferro, à Constantine et Alger. L’un et l’autre ont approfondi l’analyse de cette société coloniale plus que Nora, qui s’en tient au niveau d’un journalisme brillant, avec les armes d’un intellectuel parisien remarquablement formé à la joute polémique, mais pas au long côtoiement avec un monde étrange. Exilé à Nîmes, Le Havre ou Châteauroux, Nora aurait-il été moins dépaysé ?

Il nous faudra creuser ce que fut l’historiographie des pieds-noirs, et les pistes ne manquent pas : parmi d’autres, Daniel Leconte, Les pieds-noirs, histoire et portrait d’une communauté, Seuil- L’histoire immédiate, 1980, 310 p. ; Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, Une page d’histoire déchirée, Fayard, 492 p., index, 180 entretiens, 2001.

En complément du livre, sur France Culture, le samedi 16 février 2013 de 9h07 à 10h, une conversation entre l’auteur et Benjamin Stora, sous la houlette vague et solennelle d’Alain Finkelkraut. On y apprend peu, car celui qui a suivi le thème depuis des décennies n’est guère interrogé sur le fond, seulement comme expert en somme. Le problème fondamental est côtoyé, mais esquivé: celui que pose Todd Shepard, signalé plus haut: de 1848 à 1960, tout républicain français, ou presque, est convaincu que l’intégration dans la République du peuple musulman algérien est un impératif idéal, non seulement souhaitable mais possible.

Une anecdote cependant: en juillet 1962, à Oran, Nora est en reportage pour l’hebdomadaire France- Observateur (il a republié ce bon reportage sur l’immense désordre algérien du moment dans un livre récent). On le présente à Ben Bella, qui prépare sa prochaine entré triomphale à Alger… « cher ami, il faut que vous m’accompagnez dans ma voiture lors de cette cérémonie ». Nora lui avoue qu’il n’est pas un juif pied-noir malgré son nom, mais un parisien descendant d’Alsaciens. Ben Bella se défausse… (Claude Bataillon)